Parfois, son regard scrutait son corps, qui fut enseveli avant son visage, parce que les vêtements isolaient la chaleur qui s'en dégageait. Puis ses yeux regagnaient les nuages, et peu à peu la tiédeur des joues diminuait, et bientôt le linceul put y déposer son premier voile, et le gisant s'empêcha de sourire pour ne pas en altérer l'élégance.
Un milliard de flocons plus tard, la mince silhouette du gisant était presque indiscernable, à peine un accident dans l'amalgame blanc du jardin.
La seule tricherie avait consisté à ciller parfois, pas toujours exprès d'ailleurs. Ainsi, ses yeux avaient conservé leur accès au ciel et pouvaient encore observer la lente chute mortelle.
L'air passait au travers de la couche glacée, évitant au gisant l'asphyxie. Il ressentait une impression formidable, surhumaine, celle d'une lutte contre il ne savait qui, contre un ange inidentifiable – la neige ou lui-même? – mais aussi d'une sérénité remarquable, si profonde était son acceptation.
En revanche, sur le bonhomme, cela ne prenait pas. Indiscipliné et peu convaincu de la pertinence de cette expérimentation, il ne pouvait s'empêcher de remuer. Par ailleurs, la position debout favorisait moins l'ensevelissement – et encore moins la soumission.
Roselyne regardait le gisant en se demandant ce qu'elle devait faire. Elle connaissait le caractère jusqu'au-boutiste de son amie et savait qu'elle lui interdirait de se mêler de son salut.
Elle avait reçu la consigne de ne pas parler mais elle décida de l'enfreindre:
– Plectrude, tu m'entends?
Il n'y eut pas de réponse.
Cela pouvait signifier que, furieuse de la désobéissance du bonhomme, elle décidait de le punir par le silence. Une telle attitude eût été dans son caractère.
Cela pouvait aussi signifier quelque chose de très différent.
Tempête sous le crâne de Roselyne.
La couche de neige était devenue si épaisse sur le visage du gisant que, même en cillant, il ne pouvait plus l'évacuer. Les orifices qui jusque-là étaient restés libres autour des yeux se refermèrent.
D'abord, la lumière du jour parvint encore à passer au travers du voile, et le gisant eut la sublime vision d'un dôme de cristaux à quelques millimètres de ses pupilles: c'était beau comme un trésor de gemmes.
Bientôt, le linceul devint opaque. Le candidat à la mort se retrouva dans le noir. La fascination des ténèbres était grande: il était incroyable de découvrir qu'en dessous de tant de blancheur régnait une telle obscurité. Peu à peu, l'amalgame se densifia. Le gisant s'aperçut que l'air ne passait plus. Il voulut se lever pour se libérer de ce bâillon, mais la couche glacée avait gelé, formant un igloo aux proportions exactes de son corps, et il comprit qu'il était prisonnier de ce qui serait son cercueil.
Le vivant eut alors une attitude de vivant: il cria. Les hurlements furent amortis par les centimètres de neige: il n'émergea du monticule qu'un gémissement à peine audible. Roselyne finit par l'entendre et se jeta sur son amie qu'elle arracha au tombeau de flocons, transformant ses mains en pelleteuse. Le visage bleu apparut, d'une beauté spectrale. La survivante poussa un cri de délire:
– C'était magnifique!
– Pourquoi tu ne te levais pas? Tu étais en train de mourir!
– Parce que j'étais enfermée. La neige avait gelé.
– Non, elle n'avait pas gelé. J'ai pu la retirer à la main!
– Ah bon? C'est que le froid m'avait rendue trop faible pour bouger, alors.
Elle dit cela avec une telle désinvolture que Roselyne, perplexe, se demanda si ce n'était pas une simulation. Mais non, elle était vraiment bleue. On ne peut pas faire semblant de mourir, quand même.
Plectrude se mit debout et regarda le ciel avec reconnaissance.
– C'est formidable, ce qui m'est arrivé!
– Tu es folle. Je ne sais pas si tu te rends compte que, sans moi, tu ne serais plus vivante.
– Oui. Je te remercie, tu m'as sauvée. C'est encore plus beau comme ça.
– Qu'est-ce qu'il y a de beau là-dedans?
– Tout!
La petite exaltée rentra chez elle et en fut quitte pour un gros rhume.
Son amie trouva qu'elle s'en était tirée à bon compte. Son admiration pour la danseuse ne l'empêchait pas de penser qu'elle déraillait: il fallait toujours qu'elle mît en scène son existence, qu'elle se projetât dans le grandiose, qu'elle organisât de sublimes dangers là où régnait le calme, qu'elle en réchappât avec des airs miraculés.
Roselyne ne put jamais se débarrasser du soupçon que Plectrude était restée volontairement enfermée sous son linceul de neige: elle connaissait les goûts de son amie et savait qu'elle eût trouvé l'histoire beaucoup moins admirable si elle en était sortie elle-même. Pour complaire à ses propres conceptions esthétiques, elle avait préféré attendre d'être sauvée. Et elle se demandait si elle n'eût pas été capable de se laisser mourir plutôt que d'enfreindre les lois héroïques de son personnage.
Certes, elle n'eut jamais la confirmation de ses supputations. Elle essayait parfois de se prouver le contraire: «Après tout, elle m'a appelée à l'aide. Si elle avait vraiment été folle, elle n'aurait pas crié au secours.»
Mais d'autres faits troublants avaient lieu, qui l'intriguaient. Quand elles attendaient le bus ensemble, Plectrude avait tendance à se tenir sur la rue et à y demeurer même quand il passait des voitures. Roselyne la ramenait alors, d'un geste autoritaire, sur le trottoir. A cet instant précis, la danseuse avait une expression bouleversée de plaisir.
Son amie ne savait pas ce qu'elle devait en penser. Cela l'énervait un peu.
Un jour, elle résolut de ne pas intervenir, pour voir. Elle vit.
Un camion fonçait droit sur Plectrude qui n'en restait pas moins sur la chaussée. Il était impossible qu'elle ne s'en fut pas aperçue. Et pourtant, elle ne bougeait pas.
Roselyne se rendit compte que son amie la regardait droit dans les yeux. Cependant, elle se répétait ce leitmotiv intérieur: «Je la laisse se débrouiller, je la laisse se débrouiller.» Le camion approchait dangereusement.
– Attention! hurla Roselyne.
La danseuse demeura immobile, les yeux dans les yeux de son amie.
A la dernière seconde, Roselyne l'arracha à la rue en l'attrapant d'un bras furieux.
Plectrude en eut la bouche déformée de
jouissance.
– Tu m'as sauvée, dit-elle en un soupir extatique.
– Tu es complètement folle, s'emportal'autre. Le camion aurait très bien pu nous faucher toutes les deux. Tu aurais voulu que je meure à cause de toi?
– Non, s'étonna l'enfant, l'air de ne pas avoir envisagé cette éventualité.
– Alors ne recommence plus jamais! Elle se le tint pour dit.
En son for intérieur, Plectrude se repassa mille fois la scène de la neige.
Sa version en était très différente de celle de Roselyne.
En vérité, elle était à ce point danseuse qu'elle vivait les moindres scènes de sa vie comme des ballets. Les chorégraphies autorisaient que le sens du tragique se manifestât à tout bout de champ: ce qui, dans le quotidien, était grotesque, ne l'était pas à l'opéra et l'était encore moins en danse.
«Je me suis donnée à la neige dans le jardin, je me suis couchée sous elle et elle a élevé une cathédrale autour de moi, je l'ai vue construire lentement les murs, puis les voûtes, j'étais le gisant avec la cathédrale pour moi seul, ensuite les portes se sont refermées et la mort est venue me chercher, elle était d'abord blanche et douce, puis noire et violente, elle allait s'emparer de moi quand mon ange gardien est venu me sauver, à la dernière seconde.»
Tant qu'à être sauvée, il valait mieux l'être à la dernière seconde: c'était beaucoup plus beau comme ça. Un salut qui n'eût pas été ultime, c'eût été une faute de goût.
Roselyne ne savait pas qu'elle jouait le rôle de l'ange gardien.
Plectrude eut douze ans. C'était la première fois qu'un anniversaire lui donnait un vague pincement au cœur. Jusque-là, une année de plus, ça lui paraissait toujours bon à prendre: c'était un motif de fierté, un pas héroïque vers des lendemains forcément beaux. Douze ans, c'était comme une limite: le dernier anniversaire innocent.
Treize ans, elle refusait d'y penser. Ça sonnait horrible. Le monde des teenagers l'attirait aussi peu que possible. Treize ans, ce devait être plein de déchirures, de malaise, d'acné, de première règles, de soutiens-gorge et autres atrocités.
Douze ans, c'était le dernier anniversaire où elle pouvait se sentir à l'abri des calamités de l'adolescence. Elle caressa avec délectation son torse plat comme le parquet.
La danseuse alla se blottir dans les bras de sa mère. Celui-ci la cajola, la dorlota, lui dit des petits mots d'amour, la frictionna – lui prodigua les mille tendresses exquises que les meilleures des mères donnent à leurs filles.
Plectrude adorait ça. Elle fermait les yeux de plaisir: aucun amour, pensait-elle, ne pourrait lui plaire autant que celui de sa mère. Etre dans les bras d'un garçon, ça ne la faisait pas rêver. Etre dans les bras de Clémence, c'était l'absolu.
Oui, mais sa mère l'aimerait-elle toujours autant quand elle serait une adolescente boutonneuse? Cette idée la terrifia. Elle n'osa pas poser la question.
Dès lors, Plectrude cultiva son enfance. Elle était comme un propriétaire terrien qui, pendant des années, aurait disposé d'un domaine gigantesque et qui, suite à une catastrophe, n'en aurait plus possédé qu'un petit arpent. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle entretenait son lopin de terre avec des trésors de soin et d'amour, bichonnant les rares fleurs d'enfance qu'il lui était encore possible d'arroser.
Elle se coiffait de nattes ou de couettes, se vêtait exclusivement de salopettes, se promenait en serrant un ours en peluche sur son cœur, s'asseyait sur le sol pour nouer les lacets de ses Kickers.
Pour se livrer à ces comportements de môme, elle n'avait pas à se forcer: elle se laissait aller au versant favori de son être, consciente que, l'année suivante, elle ne le pourrait plus.
De tels règlements peuvent sembler bizarres. Ils ne le sont pas pour les enfants et les petits adolescents, qui observent avec minutie ceux des leurs qui sont soit en avance soit en retard, avec des admirations aussi paradoxales que leur mépris. Ceux qui exagèrent soit leurs avances soit leurs retards s'attirent l'opprobre, la sanction, le ridicule ou, plus rarement, une réputation héroïque.