Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu par quelqu'un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux? Non seulement des evenemens particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisans: mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu'il n'en vient à nostre science. Nous nous escrions, du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression: d'autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme nous n'en voyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance: qui est un miserable fondement de nos regles, et qui nous represente volontiers une tres-fauce image des choses. Comme vainement nous concluons aujourd'huy, l'inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence:
Jamque adeo affecta est ætas, affectàque tellus :
Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu'il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouvelletez et inventions de divers arts:
Verùm, ut opinor, habet novitatem, summa, recénsque
Natura est mundi, neque pridem exordia coepit:
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt
Multa .
Nostre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles, et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu'à c'est heure?) non moins grand, plain, et membru, que luy: toutesfois si nouveau et si enfant, qu'on luy apprend encore son a, b, c: Il n'y a pas cinquante ans, qu'il ne sçavoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de nostre fin, et ce Poëte de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lumiere, quand le nostre en sortira. L'univers tombera en paralysie: l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur.
Bien crains-je, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison et sa ruyne, par nostre contagion: et que nous luy aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit un monde enfant: si ne l'avons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline, par l'avantage de nostre valeur, et forces naturelles: ny ne l'avons practiqué par nostre justice et bonté: ny subjugué par nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations faictes avec eux, tesmoignent qu'ils ne nous devoient rien en clarté d'esprit naturelle, et en pertinence. L'espouventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts, et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, estoient excellemment formees en or: comme en son cabinet, tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers: et la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en cotton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy, de n'en avoir pas tant qu'eux: Ils se sont perdus par cet advantage, et vendus, et trahis eux mesmes.
Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrois pas d'opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons aux memoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont subjuguez, qu'ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont servis à les piper: et le juste estonnement, qu'apportoit à ces nations là, de voir arriver si inopinement des gens barbus, divers en langage, religion, en forme, et en contenance: d'un endroit du monde si esloigné, et où ils n'avoient jamais sçeu qu'il y eust habitation quelconque: montez sur des grands monstres incongneuz: contre ceux, qui n'avoient non seulement jamais veu de cheval, mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre charge: garnis d'une peau luysante et dure, et d'une arme trenchante et resplendissante: contre ceux, qui pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un cousteau, alloyent eschangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avoient ny science ny matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier: adjoustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses, capables de troubler Cæsar mesme, qui l'en eust surpris autant inexperimenté et à cett'heure, contre des peuples nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivee de quelque tyssu de cotton: sans autres armes pour le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers de bois: des peuples surpris soubs couleur d'amitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues: ostez, dis je, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires.
Quand je regarde à cette ardeur indomtable, dequoy tant de milliers d'hommes, femmes, et enfans, se presentent et rejettent à tant de fois, aux dangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté: cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de qui ils ont esté si honteusement abusez: et aucuns, choisissans plustost de se laisser defaillir par faim et par jeusne, estans pris, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses: je prevois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en autre guerre que nous voyons.
Que n'est tombee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste: et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement poly et defriché ce qu'il y avoit de sauvage: et eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit: meslant non seulement à la cultures des terres, et ornement des villes, les arts de deça, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi, meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays? Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l'admiration, et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous, une fraternelle societé et intelligence? Combien il eust esté aisé, de faire son profit, d'ames si neuves, si affamees d'apprentissage, ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels?
Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexperience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos moeurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des perles et du poivre: Mechaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes, les uns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si miserables.
En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns Espagnols prindrent terre en une contree fertile et plaisante, fort habitee: et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees: Qu'ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages, envoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes. Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres-benignement traictez: leur demandoient des vivres, pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance d'un seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter, y adjoustans quelques menasses.
La responce fut telle: Que quand à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient. Quant à leur Roy, puis qu'il demandoit, il devoit estre indigent, et necessiteux: et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissension, d'aller donner à un tiers, chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs. Quant aux vivres, qu'ils leur en fourniroient: d'or, ils en avoient peu: et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment: pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiment. Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu: mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estans si utilement servis si long temps: et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux menasses, c'estoit signe de faute de jugement, d'aller menassant ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi qu'ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez et remonstrances de gens armez, et estrangers: autrement qu'on feroit d'eux, comme de ces autres, leur montrant les testes d'aucuns hommes justiciez autour de leur ville. Voylà un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là, ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouverent les marchandises qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse: quelque autre commodité qu'il y eust: tesmoing mes Cannibales.
Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là et à l'avanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys: les derniers qu'ils en chasserent: Celuy du Peru, ayant esté pris en une bataille, et mis à une rançon si excessive, qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidellement payee: et avoir donné par sa conversation signe d'un courage franc, liberal, et constant, et d'un entendement net, et bien composé: il print envie aux vainqueurs, apres en avoir tiré un million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d'or: outre l'argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaux n'alloient plus ferrez, que d'or massif) de voir encores, au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce Roy, et jouyr librement de ce qu'il avoit reserré. On luy apposta une fauce accusation et preuve: Qu'il desseignoit de faire souslever ses provinces, pour se remettre en liberté. Sur quoy par beau jugement, de ceux mesme qui luy avoient dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé publiquement: luy ayant faict racheter le tourment d'estre bruslé tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme. Accident horrible et inouy: qu'il souffrit pourtant sans se desmentir, ny de contenance, ny de parole, d'une forme et gravité vrayement royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de chose si estrange, on contrefit un grand deuil de sa mort, et luy ordonna on des somptueuses funerailles.