C’est pourquoi l’Écriture accepta de descendre
jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu
des jambes et des mains, qu’elle entend autrement,
et que la sainte Église a fait représenter
Gabriel et Michel sous un aspect humain,
et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.
Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,
cela n’est pas d’accord avec ce que tu vois,
admettant qu’il le faut prendre au pied de la lettre.
S’il y dit que l’esprit retourne à son étoile,
c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefois détachée,
quand la nature eh fit la forme de son corps.
Peut-être sa pensée est-elle différente
de ce que dit sa phrase, et son intention
pourrait bien mériter mieux qu’une raillerie.
Si par ce qui retourne à l’étoile il entend
le blâme ou bien l’honneur de sa propre influence,
il se peut que son trait frappe assez près du but.
On sait que ce concept mal compris a fait naître
jadis l’égarement de presque tout un monde
qui révérait Mercure et Mars et Jupiter [35].
Quant au doute second qui te préoccupait,
il a moins de venin, car sa malignité
ne lui suffirait pas pour t’éloigner de moi.
Parfois notre justice, en effet, semble injuste
aux regards des mortels, mais c’est un argument
qui sert la foi plutôt que l’hérésie impie.
Et comme il est possible à votre entendement
de pénétrer au cœur de cette vérité,
je vais te contenter au gré de ton désir.
Dans toute violence où celui qui la souffre
contre son oppresseur n’a pas fait résistance,
les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,
car on n’étouffe pas un vouloir qui résiste,
mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,
même si mille fois l’abat un dur effort.
S’il finit par céder, que ce soit plus ou moins,
il suit la violence: et celles-ci [36] l’ont fait,
qui pouvaient retourner au refuge sacré.
Car, si leur volonté fût demeurée entière,
telle que l’eut toujours saint Laurent sur le gril,
ou comme Mucius ennemi de sa main,
elle les aurait fait revenir, sitôt libres,
par le même chemin qu’on les forçait à prendre;
mais on ne trouve plus de telles volontés.
Si tu pénètres donc le sens de mon discours,
il devrait te suffire à supprimer l’erreur
qui pouvait, malgré tout, t’inquiéter souvent.
Mais voici maintenant qu’un écueil différent
se présente à l’esprit, et tel que, par toi-même,
tu te fatiguerais avant de l’éviter.
J’ai mis dans ton esprit comme une certitude
qu’une âme bienheureuse est du suprême Vrai
la voisine éternelle, et ne saurait mentir;
mais tu viens d’écouter Piccarda qui disait
que Constance a toujours gardé l’amour du voile:
il semble qu’en cela nous nous contredisons [37].
Frère, il est arrivé souvent dans le passé
que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi,
des choses qu’autrement on ne voudrait pas faire:
témoin cet Alcméon qui, prié par son père
de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,
devenant criminel pour être obéissant [38].
Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes
comment, la volonté se pliant à la force,
l’offense qui s’ensuit devient impardonnable.
Le vouloir absolu n’admet pas le péché;
et s’il a transigé, c’est parce qu’il craignait
que son abstention n’augmente son malheur.
Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de la sorte,
elle se référait au vouloir absolu,
moi, je pensais à l’autre [39], et les deux disions vrai.»
Tels étaient lors les flots de la sainte rivière
qui jaillissaient du puits d’où sourd la vérité,
apaisant à la fois l’un et l’autre désir.
«Vous, du premier amant l’amour, lui répondis-je,
dont le discours m’inonde et réchauffe mon cœur,
si bien qu’il me ranime un peu plus chaque fois,
toute ma gratitude est trop insuffisante
pour rendre aux grâces grâce: ainsi donc, que Celui
qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi.
Oui, j’ai bien remarqué que notre intelligence
n’est jamais satisfaite, en l’absence du vrai
hors duquel on ne trouve aucune vérité.
Elle y va reposer comme la bête au gîte
dès qu’elle l’a rejoint; et elle peut l’atteindre,
sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain.
Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître
le doute au pied du vrai; la nature elle-même
monte de butte en butte et nous mène au sommet.
Et c’est ce qui m’engage et ce qui me rassure
pour demander, ma dame, avec tout le respect,
une autre vérité qui demeure confuse.
J’aimerais bien savoir si l’on peut satisfaire
aux vœux abandonnés, au moyen d’autres biens
qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances.»
Béatrice posa sur moi ses yeux remplis
d’étincelles d’amour, d’un regard si divin
que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir
et, baissant le regard, je faillis défaillir.
CHANT V
«Si je flambe à tes yeux dans le feu de l’amour,
plus fort qu’on ne saurait le concevoir sur terre,
au point que de tes yeux j’offusque le pouvoir,
n’en sois pas étonné: cela vient de la vue
parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit le bien,
sans perdre un seul instant se dirige vers lui.
J’observe cependant que ton intelligence
fait déjà resplendir la lumière éternelle,
qui donne de l’amour aussitôt qu’on la voit;
et si d’autres objets séduisent votre cœur,
c’est que vous y trouvez les résidus informes
de cet unique amour, brillant en transparence.
Tu veux savoir de moi si par d’autres services,
malgré des vœux manques, on pourrait obtenir
lors du dernier procès l’assurance de l’âme.»
C’est de cette façon que commença ce chant
Béatrice; après quoi, poursuivant son discours,
elle développa son saint raisonnement:
«La plus chère vertu que Dieu dans sa largesse
mit dans sa créature et qui répond le mieux
à sa propre bonté, la plus douce à ses yeux,