« Atteint jusqu’aux profondeurs mêmes de mon âme, tout saignant encore des blessures morales les plus cruelles, je demande qu’on ne livre pas davantage à la malignité publique mes sentiments les plus intimes et mes espoirs les plus secrets. Je demande la paix, la paix qui m’est nécessaire pour conquérir l’affection de Mlle de Saint-Véran, et pour effacer de son souvenir les mille petits outrages que lui valait de la part de son oncle et de sa cousine – ceci n’a pas été dit –, sa situation de parente pauvre. Mlle de Saint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu’elle pourra désirer, fût-ce le plus beau joyau du monde, fût-ce le trésor le plus inaccessible, je le mettrai à ses pieds. Elle sera heureuse. Elle m’aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut la paix. C’est pourquoi je dépose les armes, et c’est pourquoi j’apporte à mes ennemis le rameau d’olivier, – tout en les avertissant, d’ailleurs, généreusement, qu’un refus de leur part pourrait avoir, pour eux, les plus graves conséquences.

« Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, se cache un excellent garçon, secrétaire du milliardaire américain Cooley, et chargé par lui de rafler en Europe tous les objets d’art antique qu’il est possible de découvrir. La malchance voulut qu’il tombât sur mon ami, Étienne de Vaudreix, alias Arsène Lupin, alias moi. Il apprit ainsi, ce qui d’ailleurs était faux, qu’un certain M. de Gesvres voulait se défaire de quatre Rubens, à condition qu’ils fussent remplacés par des copies et qu’on ignorât le marché auquel il consentait. Mon ami Vaudreix se faisait fort de décider M. de Gesvres à vendre la Chapelle-Dieu. Les négociations se poursuivirent avec une entière bonne foi du côté de mon ami Vaudreix, avec une ingénuité charmante du côté du sieur Harlington, jusqu’au jour où les Rubens et les pierres sculptées de la Chapelle-Dieu furent en lieu sûr… et le sieur Harlington en prison. Il n’y a donc plus qu’à relâcher l’infortuné Américain, puisqu’il se contenta du modeste rôle de dupe, à flétrir le milliardaire Cooley, puisque, par crainte d’ennuis possibles, il ne protesta pas contre l’arrestation de son secrétaire, et à féliciter mon ami Étienne de Vaudreix, alias moi, puisqu’il venge la morale publique en gardant les cinq cent mille francs qu’il a reçus par avance du peu sympathique Cooley. »

« Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, et croyez à mes sentiments distingués.

« ARSÈNE LUPIN. »

Peut-être Isidore pesa-t-il les termes de cette lettre avec autant de minutie qu’il avait étudié le document de l’Aiguille creuse. Il partait de ce principe, dont la justesse était facile à démontrer, que jamais Lupin n’avait pris la peine d’envoyer une seule de ses amusantes lettres aux journaux sans une nécessité absolue, sans un motif que les événements ne manquaient pas de mettre en lumière un jour ou l’autre. Quel était le motif de celle-ci ? Pour quelle raison secrète confessait-il son amour, et l’insuccès de cet amour ? Était-ce là qu’il fallait chercher, ou bien dans les explications qui concernaient le sieur Harlington, ou plus loin encore, entre les lignes, derrière tous ces mots dont la signification apparente n’avait peut-être d’autre but que de suggérer la petite idée mauvaise, perfide, déroutante ?…

Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, resta pensif, inquiet. Cette lettre lui inspirait de la méfiance, comme si elle avait été écrite pour lui, et qu’elle fût destinée à l’induire en erreur, lui personnellement. Pour la première fois, et parce qu’il se trouvait en face, non plus d’une attaque directe, mais d’un procédé de lutte équivoque, indéfinissable, il éprouvait la sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieux bonhomme de père, enlevé par sa faute, il se demandait avec angoisse si ce n’était pas folie que de poursuivre un duel aussi inégal. Le résultat n’était-il pas certain ? D’avance, Lupin n’avait-il pas partie gagnée ?

Courte défaillance ! Quand il descendit de son compartiment, à six heures du matin, réconforté par quelques heures de sommeil, il avait repris toute sa foi.

Sur le quai, Froberval, l’employé du port militaire qui avait donné l’hospitalité au père Beautrelet, l’attendait, accompagné de sa fille Charlotte, une gamine de douze à treize ans.

– Eh bien ? s’écria Beautrelet.

Le brave homme se mettant à gémir, il l’interrompit, l’entraîna dans un estaminet voisin, fit servir du café, et commença nettement, sans permettre à son interlocuteur la moindre digression :

– Mon père n’a pas été enlevé, n’est-ce pas, c’était impossible ?

– Impossible. Cependant il a disparu.

– Depuis quand ?

– Nous ne savons pas.

– Comment !

– Non. Hier matin, à six heures, ne le voyant pas descendre, j’ai ouvert sa porte. Il n’était plus là.

– Mais, avant-hier, il y était encore ?

– Oui. Avant-hier il n’a pas quitté sa chambre. Il était un peu fatigué, et Charlotte lui a porté son déjeuner à midi et son dîner à sept heures du soir.

– C’est donc entre sept heures du soir, avant-hier, et six heures du matin, hier, qu’il a disparu ?

– Oui, la nuit d’avant celle-ci. Seulement…

– Seulement ?

– Eh bien !… la nuit, on ne peut sortir de l’arsenal.

– C’est donc qu’il n’en est pas sorti ?

– Impossible ! Les camarades et moi, on a fouillé tout le port militaire.

– Alors, c’est qu’il est sorti.

– Impossible. Tout est gardé.

Beautrelet réfléchit, puis prononça :

– Dans la chambre, le lit était défait ?

– Non.

– Et la chambre était en ordre ?

– Oui. J’ai retrouvé sa pipe au même endroit, son tabac, le livre qu’il lisait. Il y avait même, au milieu de ce livre, cette petite photographie de vous qui tenait la page ouverte.

– Faites voir.

Froberval passa la photographie. Beautrelet eut un geste de surprise. Il venait, sur l’instantané, de se reconnaître, debout, les deux mains dans ses poches, avec, autour de lui, une pelouse où se dressaient des arbres et des ruines. Froberval ajouta :

– Ce doit être le dernier portrait de vous que vous lui avez envoyé. Tenez, par derrière, il y a la date… 3 avril, le nom du photographe, R. de Val, et le nom de la ville, Lion… Lion-sur-Mer… peut-être.

Isidore, en effet, avait retourné le carton, et lisait cette petite note, de sa propre écriture : R. de Val – 3-4 – Lion.

Il garda le silence durant quelques minutes, il reprit :

– Mon père ne vous avait pas encore fait voir cet instantané ?

– Ma foi, non… et ça m’a étonné quand j’ai vu ça hier… car votre père nous parlait si souvent de vous !

Un nouveau silence, très long. Froberval murmura :

– C’est que j’ai affaire à l’atelier… Nous pourrions peut-être bien rentrer…

Il se tut. Isidore n’avait pas quitté des yeux la photographie, l’examinant dans tous les sens. Enfin, le jeune homme demanda :

– Est-ce qu’il existe, à une petite lieue en dehors de la ville, une auberge du Lion d’Or ?

– Oui, mais oui, à une lieue d’ici.

– Sur la route de Valognes, n’est-ce pas ?

– Sur la route de Valognes, en effet.

– Eh bien, j’ai tout lieu de supposer que cette auberge fut le quartier général des amis de Lupin. C’est de là qu’ils sont entrés en relation avec mon père.

– Quelle idée ! Votre père ne parlait à personne. Il n’a vu personne.

– Il n’a vu personne, mais on s’est servi d’un intermédiaire.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– Cette photographie.

– Mais c’est la vôtre ?

– C’est la mienne, mais elle ne fut pas envoyée par moi. Je ne la connaissais même pas. Elle fut prise à mon insu dans les ruines d’Ambrumésy, sans doute par le greffier du juge d’instruction, lequel était, comme vous le savez, complice d’Arsène Lupin.

– Et alors ?

– Cette photographie a été le passeport, le talisman grâce auquel on a capté la confiance de mon père.


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