Paula Hawkins

LA FILLE DU TRAIN

Traduit de l’anglais

par Corinne Daniellot

 

Directeur de collection : Arnaud Hofmarcher

Coordination éditoriale : Marie Misandeau

Couverture : Rémi Pépin - 2015

Photo © plainpicture/Bildhuset/Erika Stenlund

Titre original : The Girl on the Train

Éditeur original : Doubleday (Transworld Publishers)

© Paula Hawkins, 2015

© Sonatine, 2015, pour la traduction française

Sonatine Éditions

21, rue Weber

75116 Paris

www.sonatine-editions.fr

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-35584-357-0

 

Cher lecteur,

Nous sommes tous des voyeurs. Les gens qui prennent le train tous les jours pour se rendre au travail sont les mêmes partout dans le monde : chaque matin et chaque soir, nous sommes installés sur notre siège, à lire le journal ou écouter de la musique ; nous observons d’un œil absent les mêmes rues, les mêmes maisons et, de temps à autre, nous apercevons un éclair de la vie d’un inconnu. Alors on se tord le cou pour mieux voir.

Il y a quelque chose d’irrésistible dans ces bribes volées de la vie des autres, ces instants frustrants, trop brefs, et pourtant si révélateurs. Vous n’avez jamais rencontré les gens qui vivent dans l’appartement du dernier étage de l’immeuble situé à côté de votre avant-dernier arrêt. Vous ne les avez jamais rencontrés, vous n’avez pas la moindre idée de ce à quoi ils ressemblent, mais vous savez qu’ils ont un faible pour l’expressionnisme et le mobilier d’une grande marque scandinave, que leur fils voue un véritable culte à Ronaldo et que leur fille préfère les Arctic Monkeys aux One Direction.

Vous les connaissez. Vous les appréciez, même. Vous êtes presque sûr qu’ils vous apprécieraient, eux aussi. Vous pourriez être amis.

Tout comme les trajets en train, la solitude et la réclusion peuvent souvent être le lot des citadins – c’est le cas de Rachel, la protagoniste de La Fille du train. Sa chute a été soudaine : elle a brutalement basculé du bonheur au désespoir. Dans sa quête pour remplir le vide laissé par sa vie d’autrefois, elle commence à s’inventer une relation avec un couple qu’elle aperçoit tous les jours derrière la vitre du train. Ces inconnus lui deviennent si familiers qu’elle a le sentiment de les connaître, de les comprendre ; elle fabrique toute une histoire autour d’eux jusqu’à s’en faire des amis imaginaires.

En réalité, elle ne connaît rien de leur vie, et elle ignore dans quoi elle met les pieds lorsque, après avoir vu un événement inhabituel, choquant, elle prend la décision fatidique de franchir le pas : de spectatrice de leur histoire, elle va devenir actrice.

Mais elle va vite se rendre compte qu’il n’est plus possible de revenir en arrière.

J’espère que vous prendrez autant de plaisir à lire La Fille du train que j’en ai pris à l’écrire.

Paula Hawkins

Elle est enterrée sous un bouleau argenté, en bas, près de l’ancienne voie ferrée, sa tombe indiquée par un cairn. Ce n’est guère plus qu’une pile de cailloux, au fond. Je ne voulais pas attirer l’attention sur sa dernière demeure, mais je ne pouvais pas la laisser disparaître. Ici, elle dormira en paix, personne ne viendra la déranger, rien que le chant des oiseaux et le grondement des trains qui passent.

 

Passe, passe, passera, la dernière y restera. Je suis bloquée là, je n’arrive pas à aller plus loin. J’ai la tête lourde de bruits, la bouche lourde de sang. La dernière y restera. J’entends les hirondelles, elles rient, elles se moquent de moi de leurs pépiements tapageurs. Une marée d’oiseaux de mauvais augure. Je les vois maintenant, noires devant le soleil. Mais non, ce ne sont pas des hirondelles, c’est autre chose. Quelqu’un vient. Quelqu’un qui me parle. « Tu vois ? tu vois ce que tu me fais faire ? »

RACHEL

Vendredi 5 juillet 2013

Matin

Une pile de vêtements repose au bord de la voie ferrée. Un tissu bleu clair – une chemise, j’imagine – entortillé dans quelque chose d’un blanc sale. Ce sont probablement des vieux habits à jeter échappés d’un paquet balancé dans le petit bois miteux un peu plus haut, près de la berge. Peut-être que ce sont des ouvriers qui travaillent sur cette partie des rails qui les ont laissés là, ce ne serait pas la première fois. Peut-être que c’est autre chose. Ma mère répétait à l’envi que j’avais une imagination débordante. Tom aussi me le disait. Je ne peux pas m’en empêcher : dès que j’aperçois des haillons abandonnés, un T-shirt sale ou une chaussure isolée, je pense à l’autre chaussure et aux pieds qu’elles enveloppaient.

Un crissement strident puis le train s’ébranle et repart. La petite pile de vêtements disparaît de ma vue et nous roulons pesamment vers Londres, à la vitesse d’un joggeur bien entraîné. Quelqu’un dans le siège derrière le mien, irrité, pousse un soupir impuissant ; la lenteur du 8 h 04 qui va d’Ashbury à la gare d'Euston est capable de faire perdre patience au banlieusard le plus désabusé. En théorie, le voyage dure cinquante-quatre minutes. En pratique, c’est une autre histoire : cette portion de la voie de chemin de fer est une antiquité décrépie en perpétuel chantier, émaillée de feux de signalisation défectueux.

Au ralenti, le train passe en cahotant près d’entrepôts, de châteaux d’eau, de ponts et de cabanons, de modestes demeures victoriennes qui tournent fermement le dos aux rails.

La tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling au cinéma. J’ai une perspective unique sur elles ; même leurs habitants ne doivent jamais les voir sous cet angle. Deux fois par jour, je bénéficie d’une fenêtre sur d’autres vies, l’espace d’un instant. Il y a quelque chose de réconfortant à observer des inconnus à l’abri, chez eux.

Un téléphone sonne, une chansonnette incongrue, trop enjouée pour ce trajet. La personne met du temps à répondre et la sonnerie retentit longuement dans l’atmosphère. Autour de moi, mes compagnons de voyage remuent sur leur siège, froissent leur journal et pianotent sur leur clavier d’ordinateur. Le train fait une embardée et penche dans le virage avant de ralentir en approchant du feu rouge. J’essaie de ne pas lever les yeux, de me concentrer sur le quotidien gratuit qu’on m’a tendu alors que j’entrais dans la gare, mais les mots se brouillent devant moi et rien ne parvient à capter mon attention. Dans ma tête, je vois toujours cette petite pile de vêtements au bord des rails, abandonnée.

Soir

Mon gin tonic en canette frémit quand je le porte à mes lèvres pour en prendre une gorgée, fraîche et acidulée : le goût de mes toutes premières vacances avec Tom, dans un village de pêcheurs sur la côte basque, en 2005. Le matin, on nageait les sept cents mètres qui nous séparaient d’une petite île pour aller faire l’amour sur des plages secrètes ; l’après-midi, on s’asseyait au bar et on buvait des gin tonics amers, très alcoolisés, en regardant des nuées de footballeurs du dimanche faire des parties à vingt-cinq contre vingt-cinq sur le sable mouillé.


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