Je n’en reviens toujours pas qu’ils aient choisi de rester là, dans cette maison, MA maison. Je n’ai pas réussi à y croire, quand il me l’a annoncé. J’adorais cette maison. C’était moi qui avais insisté pour l’acheter, malgré son emplacement. Ça me plaisait d’être près de la voie ferrée, de voir passer les trains. J’aimais bien leur bruit, ce n’était pas le cri perçant d’un grande vitesse, mais le brinquebalement désuet d’un train de marchandises. Tom m’avait prévenue : « Ça ne restera pas comme ça pour toujours, ils finiront par moderniser la ligne et tu n’auras plus que les hurlements des trains express », mais j’ai toujours refusé de croire que ça arriverait un jour. Je serais restée là, je lui aurais repris sa part si j’avais eu l’argent. Mais je n’avais pas assez, et on n’a pas réussi à trouver un acheteur à un prix correct au moment du divorce, alors, à la place, il m’a dit que lui rachèterait ma part et qu’il resterait là jusqu’à ce qu’il en obtienne un bon prix. Mais il n’a jamais trouvé d’acheteur, il l’a installée là, et elle est tombée amoureuse de la maison elle aussi, comme moi, alors ils ont décidé d’y rester. Elle doit avoir sacrément confiance en elle – en eux – pour que ça ne la dérange pas d’aller et venir dans les pas d’une autre. De toute évidence, elle ne me considère pas comme une menace. Ça me fait penser à Ted Hughes, l’homme qui a été marié à la poétesse Sylvia Plath. Après le suicide de son ex-femme, il a installé sa maîtresse Assia Wevill dans la maison qu’il avait partagée avec Plath ; elle portait les vêtements de Sylvia, elle se brossait les cheveux avec sa brosse. Ce matin, j’ai eu envie de téléphoner à Anna pour lui rappeler qu’Assia aussi a fini la tête dans le four, comme Sylvia.
J’ai dû m’endormir, bercée par le gin et la chaleur du soleil. Je me suis réveillée en sursaut et j’ai immédiatement tâtonné à côté de moi pour chercher mon sac. Il était toujours là. J’avais la peau qui picotait, je grouillais de fourmis, sur mes cheveux, mon cou, ma poitrine, et j’ai bondi sur mes pieds, en me griffant pour les enlever. À une vingtaine de mètres de là, deux adolescents qui se renvoyaient un ballon de football se sont arrêtés pour me regarder, pliés en deux de rire.
Le train s’arrête. Nous sommes presque au niveau de la maison de Jess et Jason, mais je ne peux rien voir, il y a le wagon et la voie ferrée entre nous, et trop de gens qui me bouchent la vue. Je me demande s’ils sont là, s’il sait, s’il est parti, ou s’il vit encore une vie dont il n’a pas encore découvert qu’elle n’est qu’un mensonge.
Samedi 13 juillet 2013
Matin
Je sais sans avoir besoin de l’horloge qu’il est entre sept heures quarante-cinq et huit heures quinze. Je le sais, à cause de la lumière qui pénètre dans ma chambre, à cause du tumulte de la rue sous ma fenêtre, à cause du bruit de l’aspirateur que Cathy passe dans le couloir devant la porte de ma chambre. Tous les samedis, quoi qu’il arrive, Cathy se lève tôt pour nettoyer la maison. Que ce soit son anniversaire ou l’apocalypse, Cathy se lèvera toujours tôt le samedi pour faire le ménage. Elle dit que c’est cathartique, que ça la met en forme pour passer un bon week-end, et vu que, pendant son ménage, elle fait des mouvements d’aérobic, elle n’a pas besoin d’aller à la salle de sport.
Ça ne me gêne pas vraiment, l’aspirateur de bon matin, parce que de toute façon je ne suis pas endormie. Je ne dors pas le matin, je suis incapable de paresser au lit jusqu’à midi. Je me réveille brutalement, le souffle court et le cœur battant, la bouche sèche, et je sais immédiatement que c’est terminé. Je suis réveillée. Plus je voudrais oublier, moins j’y arrive. La vie et la lumière ne me laissent pas en paix. Je reste allongée à écouter les mouvements effrénés d’une Cathy enjouée, et je repense aux vêtements sur le bord des rails et à Jess qui a embrassé son amant dans le soleil du matin.
La journée s’étend devant moi, et chacune de ses minutes est vide.
Je pourrais aller au marché sur l’avenue ; je pourrais acheter du gibier et de la pancetta, et passer la journée à cuisiner.
Je pourrais m’asseoir sur le canapé avec une tasse de thé et regarder Samedi Cuisine à la télé.
Je pourrais aller à la salle de sport.
Je pourrais mettre à jour mon CV.
Je pourrais attendre que Cathy aille faire un tour, aller à l'épicerie et acheter deux bouteilles de sauvignon blanc.
Dans une autre vie, je me réveillais tôt aussi, au bruit du train de 8 h 04 qui passait avec fracas dehors. J’ouvrais les yeux et j’écoutais la pluie tapoter à la fenêtre. Je le sentais allongé derrière moi, endormi, chaud, dur. Après, il allait chercher le journal et je faisais des œufs brouillés, et on s’asseyait dans la cuisine pour prendre le thé. J’imagine que désormais, pour lui, ce n’est plus pareil, plus de sexe paresseux le samedi ni d’œufs brouillés mais, à la place, un bonheur différent, une petite fille calée entre lui et sa femme et qui babille gaiement. Elle doit commencer tout juste à parler, maintenant, « papa » et « mama » et ce fameux langage secret inconnu de tous ceux qui ne sont pas parents.
Une douleur s’ancre au milieu de ma poitrine. Vivement que Cathy sorte.
Soir
Je vais aller voir Jason.
J’ai passé la journée dans ma chambre, à attendre que Cathy s’en aille pour pouvoir prendre un verre. Mais elle est restée là. Elle s’est enracinée sur le canapé du salon pour « mettre à jour sa paperasse ». Au bout du compte, en fin d’après-midi, incapable de supporter plus longtemps l’enfermement ni l’ennui, je lui ai dit que j’allais me promener. Je suis allée au Wheatsheaf, le gros pub sans personnalité à côté de High Street, et j’ai bu trois grands verres de vin. J’ai aussi pris deux shots de Jack Daniel’s. Puis je suis allée jusqu’à la gare, j’ai acheté deux canettes de gin tonic et je suis montée dans le train.
Je vais voir Jason.
Pas lui rendre visite, je ne compte pas débarquer devant chez lui et frapper à la porte. Rien de ce genre. Rien de dingue. Je veux juste passer devant la maison, en train. Je n’ai rien d’autre à faire et je n’ai pas envie de rentrer. Je veux juste le voir. Les voir.
Ce n’est pas une bonne idée. Je sais que ce n’est pas une bonne idée.
Mais quel mal y a-t-il à ça ?
J’irai jusqu’à Euston, puis je ferai demi-tour et je reviendrai (j’aime les trains, je ne vois pas où est le problème ! les trains, c’est merveilleux).
Avant, quand j’étais encore moi, je rêvais de faire de longs voyages romantiques en train avec Tom (la ligne de Bergen pour notre cinquième anniversaire de mariage, le Train bleu pour ses quarante ans).
Attendez, on va passer à côté.
La lumière est vive, mais je ne vois pas très bien (je vois double, ferme un œil, mieux).
Les voilà ! Est-ce que c’est lui ? Ils sont sur le balcon. Non ? Est-ce que c’est Jason ? Est-ce que c’est Jess ?
Je veux me rapprocher, je ne vois rien. Je veux me rapprocher d’eux.
Je ne vais pas aller jusqu’à Euston. Je vais descendre à Witney (je ne devrais pas descendre à Witney, c’est trop dangereux, et si Tom ou Anna me voient ?).
Je vais descendre à Witney.
Ce n’est pas une bonne idée.
C’est une très mauvaise idée.
Il y a un homme de l’autre côté du train, les cheveux blonds qui tirent sur le roux. Il me sourit. Je veux lui dire quelque chose mais les mots n’arrêtent pas de s’évaporer, de disparaître du bout de ma langue avant que j’aie eu le temps de les prononcer. Je sens leur goût, mais je ne saurais dire s’ils sont doux ou amers.
Est-ce qu’il me sourit, ou est-ce qu’il se moque de moi ? Je n’arrive pas à voir.
Dimanche 14 juillet 2013
Matin
On dirait que mon cœur bat fort au fond de ma gorge, il me gêne. J’ai la bouche sèche. Je me tourne sur le côté, la tête vers la fenêtre. Le peu de lumière qui filtre à travers le store suffit à me faire mal aux yeux. Je pose une main sur mon visage, les doigts appuyés sur mes paupières pour me débarrasser de la douleur. J’ai les ongles sales.