— Rappelle-moi, d’accord ? Et rentre directement à la maison, Rach, ne va pas au pub.

Je n’en ai pas l’intention. J’avais envie d’un verre à midi ; j’en mourais d’envie après ce qui s’était passé à Witney ce matin. Mais je n’ai rien pris, parce que je voulais rester lucide. Et cela fait longtemps que je n’ai pas eu de bonne raison de rester lucide.

C’était tellement étrange, ce matin, ma visite à Witney. J’avais l’impression qu'il y avait une éternité que je n’y étais pas allée, alors que ça ne faisait que quelques jours. Cependant, cela aurait tout aussi bien pu être un autre endroit, une autre gare dans une autre ville. J’étais une personne différente de celle qui était là samedi soir. Aujourd’hui, j’étais crispée, sobre, consciente de chaque bruit, de la lumière et de ma peur d’être surprise.

Je bravais un interdit. C’est ce que j'ai ressenti ce matin, parce que, désormais, c’est leur territoire à eux, à Tom et Anna, à Scott et Megan. C’est moi, l’étrangère, je n’ai rien à faire là, et pourtant tout m’est si familier. Je descends les marches de la gare, je passe devant le kiosque à journaux avant d’arriver sur Roseberry Avenue, je marche moins d’un pâté de maisons jusqu’à l’intersection – à droite, le porche voûté qui marque l’entrée d’un passage souterrain froid et humide sous la voie ferrée, et, à gauche, Blenheim Road, une rue étroite bordée d’arbres, flanquée d’une rangée de belles maisons victoriennes. J’ai l’impression de rentrer chez moi, et pas uniquement de retrouver une maison, mais de retrouver une maison d’enfance, un endroit abandonné dans une vie antérieure. C’est la familiarité qu’on ressent lorsqu’on gravit un escalier en sachant à l’avance quelle marche va grincer.

Et ce n’est pas seulement dans ma tête, je le sens dans mes os, dans mes muscles ; eux aussi se souviennent. Ce matin, en passant devant la bouche noire du tunnel, l’entrée du passage souterrain, mon pas s’est fait plus rapide. Je n’ai pas eu besoin d’y penser, je marche toujours plus vite à cet endroit-là. Chaque soir, en rentrant, surtout en hiver, j’accélérais en jetant un petit coup d’œil à droite, pour me rassurer. Il n’y avait jamais personne – ni ces soirs-là, ni aujourd’hui – et pourtant, ce matin, je me suis arrêtée net devant les ténèbres parce que, soudain, c’est moi que j’y ai vue. Je me suis vue quelques mètres plus loin, affalée contre le mur, la tête dans les mains, couvertes de sang.

Le cœur battant dans la poitrine, je suis restée plantée là, bloquant le passage des habitants du quartier qui partaient au travail et se trouvaient obligés de me contourner pour poursuivre leur chemin vers la gare. Un ou deux d’entre eux m’ont jeté un coup d’œil curieux en passant près de moi, tandis que je restais immobile. Je ne savais pas – je ne sais toujours pas – si ce que je voyais était réel. Pourquoi serais-je allée dans le souterrain ? Quelle raison aurais-je pu avoir de pénétrer là-dedans, dans l’obscurité humide et la puanteur d’urine ?

J’ai fait demi-tour et je suis repartie vers la gare. Je ne voulais plus rester là, je ne voulais pas aller devant chez Scott et Megan. Je voulais m’en aller loin. Quelque chose de grave est arrivé là, je le sais.

J’ai acheté un ticket, j’ai gravi rapidement les marches jusqu’au quai, et c’est là qu’un autre souvenir m’est revenu : pas dans le passage souterrain, cette fois, mais dans un escalier. J’ai trébuché dans l’escalier et un homme m’a attrapée par le bras pour m’aider à me redresser. L’homme du train, celui aux cheveux presque roux. Je pouvais presque le voir, une image approximative, sans le son. Je me suis souvenue avoir ri – peut-être que je riais de ma maladresse, ou de quelque chose qu’il avait dit. Il a été gentil, j’en suis certaine. Presque certaine. Quelque chose de grave est arrivé, mais je ne crois pas que ça avait à voir avec lui.

J’ai pris le train pour Londres. Je suis allée à la bibliothèque et je me suis installée à un ordinateur pour trouver des articles sur Megan. Dans un entrefilet sur le site du Telegraph, un journaliste écrivait qu’« un homme d’une trentaine d’années aide la police dans son enquête ». Scott, j’imagine. Je refuse de croire qu’il aurait pu lui faire du mal. Je sais qu’il en serait incapable. Je les ai vus ensemble, je sais comment ils sont l’un avec l’autre. L’article donnait également un numéro spécial à appeler si on disposait d’autres informations. En rentrant, je l’appellerai d’une cabine téléphonique. Je leur parlerai de A, de ce que j’ai vu.

Mon portable sonne au moment où nous entrons en gare d’Ashbury. C’est encore Cathy. La pauvre, elle s’inquiète vraiment pour moi.

— Rach ? Tu es dans le train ? Tu es bientôt arrivée ?

Elle semble angoissée.

— Oui, j’arrive, dis-je. Je serai là dans un quart d’heure.

— La police est là, Rachel.

Mon corps entier se glace.

— Ils ont des questions à te poser.

Mercredi 17 juillet 2013

Matin

Megan n’est pas réapparue et j’ai menti à la police. Plusieurs fois.

Le temps d’arriver à la maison, hier, j’étais paniquée. J’ai essayé de me convaincre qu’ils venaient me parler de l’accident avec le taxi, mais ça n’avait aucun sens. J’avais parlé à la police sur place, et c’était clairement ma faute. Cela devait être en rapport avec samedi soir. J’ai dû faire quelque chose. J’ai dû commettre un acte terrible que j’ai refoulé.

Je sais que ça n’a pas l’air très crédible. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Aller dans Blenheim Road, attaquer Megan Hipwell, me débarrasser de son corps puis tout oublier ? Ça paraît ridicule. C’est ridicule. Mais je sais qu’il s’est passé quelque chose samedi. Je l’ai su quand j’ai regardé dans ce souterrain sombre sous la voie ferrée et que mon sang s’est glacé dans mes veines.

Cela m’arrive de tout oublier, et ça n’a rien à voir avec ces fois où on n’est plus très sûr de la façon dont on est rentré de boîte de nuit, ou qu’on ne se rappelle plus ce truc tellement drôle qu’on a dit quand on discutait au bar. Là, c’est différent. Le trou noir, des heures entières perdues et qui ne reviendront jamais.

Tom m’a acheté un livre à ce sujet. Ce n’est pas très romantique, mais il en avait assez de m’écouter répéter à quel point j’étais désolée en me levant le matin, alors que je ne savais même pas pourquoi. Je crois qu’il voulait que je comprenne les dégâts que je causais, le genre de choses dont j’étais capable. C’est un livre écrit par un médecin, mais je ne sais pas si ce qu’il raconte est vrai : l’auteur prétend que le « trou noir », ce n’est pas tant le fait d'oublier ce qui s’est passé, c’est surtout de ne pas disposer de souvenirs du tout. Sa théorie, c’est qu’on se met dans un état tel que la mémoire immédiate devient inopérante, et que le cerveau se trouve incapable de créer des souvenirs. Et pendant qu’on vit ce moment, dans le noir total, on ne se comporte pas comme on le ferait habituellement, parce qu’on ne fait que réagir à la toute dernière chose qui vient d’arriver – sauf que, comme on ne crée pas de souvenirs, on ne peut même pas être sûr de savoir quelle est vraiment la dernière chose qui vient d’arriver. Il avait des exemples, aussi, des récits édifiants pour mettre en garde les buveurs qui vont jusqu’au trou noir : ainsi, un type dans le New Jersey qui s’était saoulé un soir de fête nationale. Après, il avait pris sa voiture et conduit plusieurs kilomètres en sens inverse sur l’autoroute avant d’emboutir un fourgon avec sept personnes à son bord. Le fourgon a pris feu et six personnes ont péri. L’ivrogne, lui, n’avait rien. Eux n’ont jamais rien. Il ne se souvenait même pas d’être entré dans sa voiture.

Il y avait aussi l’histoire d’un autre homme, à New York cette fois, qui, en sortant d’un bar, s’était rendu dans la maison où il avait grandi, avait poignardé ses habitants puis retiré ses vêtements avant de reprendre sa voiture pour retourner chez lui se coucher. Le lendemain matin, il avait une terrible gueule de bois au réveil et était incapable de comprendre où étaient ses fringues ni comment il était rentré chez lui. Ce n’est qu’au moment où la police était venue le chercher qu’il avait appris qu’il avait sauvagement assassiné deux personnes sans raison apparente.


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