Maurice Leblanc

ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

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Maurice Leblanc

(1908)

Premier épisode – LA DAME BLONDE

Chapitre 1 – Le numéro 514 – série 23

Le 8 décembre de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs.

« Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne, pensa-t-il. »

Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs.

Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda :

– Combien ?

– Il est vendu, répliqua le marchand.

– Ah !… À Monsieur, peut-être ?

M. Gerbois salua et, d’autant plus heureux d’avoir ce meuble qu’un de ses semblables le convoitait, il se retira.

Mais il n’avait pas fait dix pas dans la rue qu’il fut rejoint par le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d’un ton de parfaite courtoisie, lui dit :

– Je vous demande infiniment pardon, Monsieur… Je vais vous poser une question indiscrète… Cherchiez-vous ce secrétaire plus spécialement qu’autre chose ?

– Non. Je cherchais une balance d’occasion pour certaines expériences de physique.

– Par conséquent, vous n’y tenez pas beaucoup ?

– J’y tiens, voilà tout.

– Parce qu’il est ancien, peut-être ?

– Parce qu’il est commode.

– En ce cas vous consentiriez à l’échanger contre un secrétaire aussi commode, mais en meilleur état ?

– Celui-ci est en bon état, et l’échange me paraît inutile.

– Cependant…

M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractère ombrageux. Il répondit sèchement :

– Je vous en prie, Monsieur, n’insistez pas.

L’inconnu se planta devant lui.

– J’ignore le prix que vous l’avez payé, Monsieur… Je vous en offre le double.

– Non.

– Le triple ?

– Oh restons-en là, s’écria le professeur, impatienté, ce qui m’appartient n’est pas à vendre.

Le jeune homme le regarda fixement, d’un air que M. Gerbois ne devait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons et s’éloigna.

Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette que le professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela sa fille.

– Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient.

Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle se jeta au cou de son père et l’embrassa avec autant de joie que s’il lui avait offert un cadeau royal.

Le soir même, l’ayant placé dans sa chambre avec l’aide d’Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangea soigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu’elle conservait en l’honneur de son cousin Philippe.

Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit au lycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l’attendait à la sortie, et c’était un grand plaisir pour lui que d’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d’enfant.

Ils s’en revinrent ensemble.

– Et ton secrétaire ?

– Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l’or.

– Ainsi tu es contente ?

– Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer jusqu’ici.

Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa :

– Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ?

– Oh ! oui, c’est une bonne idée.

Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d’effarement.

– Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois.

À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y était plus.

Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.

À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ?

Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille.

– Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vive contrariété, et j’ai eu l’impression très nette qu’il me quittait sur une menace.

C’était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quant à l’objet, il l’avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquête poursuivie n’apprit rien de plus.

Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’un tiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.

– Mon pauvre père, qu’aurions-nous fait de cette fortune ? répétait Suzanne.

– Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis.

Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans la petite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moins insouciante, assombrie de regrets et de déceptions.

Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chances et de catastrophes ! …

Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venait de rentrer, un journal du soir à la main, s’assit, mit ses lunettes et commença de lire. La politique ne l’intéressant pas, il tourna la page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé :

« Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse.

« Le numéro 514 – série 23, gagne un million… »

Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23, c’était son numéro !

Il l’avait acheté par hasard, pour rendre service à l’un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’il gagnait !

Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ?

Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté, la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait des semaines qu’elle n’était pas là ! Depuis des semaines, il ne l’apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait les devoirs de ses élèves !

Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela :

– Suzanne ! Suzanne !

Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégaya d’une voix étranglée :

– Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…

– Laquelle ?

– Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table.


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