– C’est mon intention.
M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il est des secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soit commise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’en était dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissait l’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’on réussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?
La police sentit le point faible de l’ennemi et redoubla d’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autre camp.
Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s’échappait !
Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s’opérera l’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l’argent ?
On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable.
– Je n’ai rien à dire, j’attends.
– Et Mlle Gerbois ?
– Les recherches continuent.
– Mais Arsène Lupin vous a écrit ?
– Non.
– Vous l’affirmez ?
– Non.
– Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ?
– Je n’ai rien à dire.
On assiégea Maître Detinan. Même discrétion.
– M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue.
Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinait les trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe, ou l’avortement ridicule et piteux.
Mais il arriva que la curiosité du public ne devait être satisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que, pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée.
Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une enveloppe d’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier.
Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés.
Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent, n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommes s’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants et une figure énergique qui contrastait avec son habillement et ses allures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disait au brigadier Folenfant :
– Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoir notre bonhomme. Tout est prêt ?
– Absolument.
– Combien sommes-nous ?
– Huit, dont deux à bicyclette.
– Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pas trop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, il troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué.
– Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeu il garderait le million entier.
– Oui, mais il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, il n’aura pas sa fille.
– Quel autre ?
– Lui.
Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, comme s’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti les griffes.
– Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadier Folenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contre lui-même.
– Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard !
Une minute s’écoula.
– Attention, fit-il.
M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages.
– Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu qui vous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité.
– Que peut-il faire ?
– Oh ! Rien, évidemment… N’importe, je me méfie. Lupin, c’est Lupin.
À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit des journaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles, et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit à lire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut.
– Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de sa façon !
Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même temps que lui, autour de la Madeleine.
Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes, l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait.
– Vite, Folenfant… le mécanicien… c’est peut-être le nommé Ernest.
Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un Monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre « sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autre Monsieur.
– Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-il donnée ?
– Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine… double pourboire » … Voilà tout.
Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait.
– Cocher, au métro de la Concorde.
Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture.
– Cocher, 25, rue Clapeyron.
Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premier étage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit.
– C’est bien ici que demeure Maître Detinan ?
– C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute.
– Parfaitement.
– Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer.
Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendule marquait trois heures, et tout de suite il dit :
– C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ?
– Pas encore.
M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre comme s’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement :
– Viendra-t-il ?
L’avocat répondit :
– Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suis le plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareille impatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maison est très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi.
– Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que les agents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace.
– Mais alors…
– Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement le professeur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ? D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres, j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis rendu chez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheur de ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui de tenir les siens.
Et il ajouta, de la même voix anxieuse :