– Pourtant, me voici.

– Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien ne peut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.

La paix était conclue.

Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contre Arsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’il fallait définitivement renoncer à saisir, si au cours des engagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais n’en avait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampe juive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette fois le résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue du public, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstances dans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et de proclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme, de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait en toute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendre à d’égales victoires.

Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leurs armes et qui s’estiment à leur juste valeur.

Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.

– Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion. Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après être resté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque, j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaient mon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mes amis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canot automobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, de Ganimard et de Folenfant.

– Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !… Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ?

– Oui, quelques règlements de comptes… mais j’oubliais… M. d’Imblevalle ?

– Il sait tout.

– Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le mal est irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’un auprès de l’autre. Au lieu de cela…

– Au lieu de cela, ricana Sholmès, j’ai brouillé les cartes et porté la discorde au sein d’une famille que vous protégiez.

– Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensable de toujours voler, duper et faire le mal ?

– Alors, vous faites le bien aussi ?

– Quand j’ai le temps. Et puis ça m’amuse. Je trouve extrêmement drôle que, dans l’aventure qui nous occupe, je sois le bon génie qui secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte le désespoir et les larmes.

– Les larmes ! Les larmes ! protesta l’Anglais.

– Certes ! Le ménage d’Imblevalle est démoli et Alice Demun pleure.

– Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par la découvrir… et par elle on remontait jusqu’à Mme d’Imblevalle.

– Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui la faute ?

Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d’une voix dont le timbre semblait légèrement altéré :

– Vous savez qui sont ces gentlemen ?

– J’ai cru reconnaître le commandant du bateau.

– Et l’autre ?

– J’ignore.

– C’est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe en Angleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis, votre chef de la Sûreté.

– Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour me présenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je serais heureux d’en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett.

Les deux gentlemen reparurent.

– Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? dit Sholmès en se levant.

Il avait saisi le poignet d’Arsène Lupin et le serrait d’une main de fer.

– Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt à vous suivre.

Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance. Les deux gentlemen s’éloignaient.

Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair même de Lupin.

– Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâte fiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plus vite que cela.

Mais il s’arrêta net : Alice Demun les avait suivis.

– Que faites-vous, Mademoiselle ! C’est inutile… ne venez pas !

Ce fut Lupin qui répondit :

– Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vient pas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergie semblable à celle que vous déployez à mon égard.

– Et pourquoi ?

– Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi. Son rôle dans l’histoire de la lampe juive est encore plus important que le mien. Complice d’Arsène Lupin, complice de Bresson, elle devra également raconter l’aventure de la Baronne d’Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… et vous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante intervention jusqu’à ses dernières limites, généreux Sholmès.

L’Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéra Mademoiselle.

Ils restèrent quelques secondes immobiles, les uns en face des autres. Puis Sholmès regagna son banc et s’assit. Lupin et la jeune fille reprirent leurs places.

Un long silence les divisa. Et Lupin dit :

– Voyez-vous, maître, quoi que nous fassions, nous ne serons jamais du même bord. Vous êtes d’un côté du fossé, moi de l’autre. On peut se saluer, se tendre la main, converser un moment, mais le fossé est toujours là. Toujours vous serez Herlock Sholmès, détective, et moi Arsène Lupin, cambrioleur. Et toujours Herlock Sholmès obéira, plus ou moins spontanément, avec plus ou moins d’à-propos, à son instinct de détective, qui est de s’acharner après le cambrioleur et de le « fourrer dedans » si possible. Et toujours Arsène Lupin sera conséquent avec son âme de cambrioleur en évitant la poigne du détective, et en se moquant de lui si faire se peut. Et cette fois, faire se peut ! Ah ! ah ! ah !

Il éclata de rire, un rire narquois, cruel et détestable…

Puis, soudain grave, il se pencha vers la jeune fille.

– Soyez sûre, Mademoiselle, que, même réduit à la dernière extrémité, je ne vous eusse pas trahie. Arsène Lupin ne trahit jamais, surtout ceux qu’il aime et qu’il admire. Et vous me permettrez de vous dire que j’aime et que j’admire la vaillante et chère créature que vous êtes.

Il tira de son portefeuille une carte de visite, la déchira en deux, en tendit une moitié à la jeune fille, et, d’une même voix émue et respectueuse :

– Si M. Sholmès ne réussit pas dans ses démarches, Mademoiselle, présentez-vous chez lady Strongborough (vous trouverez facilement son domicile actuel) et remettez-lui cette moitié de carte, en lui adressant ces deux mots « souvenir fidèle ». Lady Strongborough vous sera dévouée comme une sœur.

– Merci, dit la jeune fille, j’irai demain chez cette dame.

– Et maintenant, maître, s’écria Lupin du ton satisfait d’un Monsieur qui a rempli son devoir, je vous souhaite une bonne nuit. Nous avons une heure encore de traversée. J’en profite.

Il s’étendit tout de son long, et croisa ses mains derrière sa tête.

Le ciel s’était ouvert devant la lune. Autour des étoiles et au ras de la mer, sa clarté radieuse s’épanouissait. Elle flottait dans l’eau, et l’immensité, où se dissolvaient les derniers nuages, semblait lui appartenir.

La ligne des côtes se détacha de l’horizon obscur. Des passagers remontèrent. Le pont se couvrit de monde. M. Austin Gilett passa en compagnie de deux individus que Sholmès reconnut pour des agents de la police anglaise.

Sur son banc, Lupin dormait…

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