Le commissaire demanda :
— Mais où est-il, Arsène Lupin ?
— Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine.
— Êtes-vous sûre que ce soit lui ?
— Si j’en suis sûre ! Je l’ai parfaitement reconnu. D’ailleurs on l’a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou…
— Non pas… un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en désignant mon chapeau.
— Un chapeau mou, je l’affirme, répéta madame Renaud, et un pardessus gris à taille.
— En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale ce pardessus gris, à taille et à col de velours noir.
— À col de velours noir, justement, s’écria madame Renaud triomphante.
Je respirai. Ah ! la brave, l’excellente amie que j’avais là !
Les agents cependant m’avaient débarrassé de mes entraves. Je me mordis violemment les lèvres, du sang coula. Courbé en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui est resté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d’une voix affaiblie :
— Monsieur, c’était Arsène Lupin, il n’y a pas de doute… En faisant diligence on le rattrapera… Je crois que je puis vous être d’une certaine utilité…
Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut détaché. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, à travers la foule des curieux qui encombrait le quai.
À ce moment, j’eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque, je pouvais m’éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre était dangereux. Qu’un incident se produisît, qu’une dépêche survînt de Paris, et j’étais perdu.
Oui, mais mon voleur ? Abandonné à mes propres ressources, dans une région qui ne m’était pas très familière, je ne devais pas espérer le rejoindre.
— Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile à gagner, mais si amusante à jouer ! Et l’enjeu en vaut la peine.
Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dépositions, je m’écriai :
— Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend de l’avance. Mon automobile m’attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d’y monter, nous essaierions…
Le commissaire sourit d’un air fin :
— L’idée n’est pas mauvaise… si peu mauvaise même, qu’elle est en voie d’exécution.
— Ah !
— Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette… depuis un certain temps déjà.
— Mais où ?
— À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices, les témoignages, et suivront la piste d’Arsène Lupin.
Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules.
— Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni témoignage.
— Vraiment !
— Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là…
— Et de là, Rouen, où nous le pincerons.
— Il n’ira pas à Rouen.
— Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plus sûrs…
— Il ne restera pas dans les environs.
— Oh ! oh ! Et où donc se cachera-t-il ?
Je tirai ma montre.
— À l’heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare de Darnétal. À dix heures cinquante, c’est-à-dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, à Amiens.
— Vous croyez ? Et comment le savez-vous ?
— Oh ! c’est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin a consulté mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de l’endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s’arrêtant à cette gare ? À mon tour je viens de consulter l’indicateur. Il m’a renseigné.
— En vérité, monsieur, dit le commissaire, c’est merveilleusement déduit. Quelle compétence !
Entraîné par ma conviction, j’avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d’habileté. Il me regardait avec étonnement, et je crus sentir qu’un soupçon l’effleurait. — Oh ! à peine, car les photographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient trop imparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celui qu’il avait devant lui, pour qu’il lui fût possible de me reconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusément inquiet.
Il y eut un moment de silence. Quelque chose d’équivoque et d’incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis à rire.
— Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perte d’un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-être…
— Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, s’écria madame Renaud, écoutez M. Berlat.
L’intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé par elle, la femme d’un personnage influent, ce nom de Berlat devenait réellement le mien et me conférait une identité qu’aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva :
— Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir réussir. Autant que vous je tiens à l’arrestation d’Arsène Lupin.
Il me conduisit jusqu’à l’automobile. Deux de ses agents, qu’il me présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m’installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes après nous quittions la gare. J’étais sauvé.
Ah ! j’avoue qu’en roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille cité normande, à l’allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n’étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et à gauche, les arbres s’enfuyaient derrière nous. Et libre, hors de danger, je n’avais plus maintenant qu’à régler mes petites affaires personnelles, avec le concours des deux honnêtes représentants de la force publique. Arsène Lupin s’en allait à la recherche d’Arsène Lupin !
Modestes soutiens de l’ordre social, Delivet Gaston et Massol Honoré, combien votre assistance me fut précieuse ! Qu’aurais-je fait sans vous ? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j’eusse choisi la mauvaise route ! Sans vous, Arsène Lupin se trompait, et l’autre s’échappait !
Mais tout n’était pas fini. Loin de là. Il me restait d’abord à rattraper l’individu, et ensuite à m’emparer moi-même des papiers qu’il m’avait dérobés. À aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes ne missent le nez dans ces documents, encore moins qu’ils ne s’en saisissent. Me servir d’eux et agir en dehors d’eux, voilà ce que je voulais et qui n’était point aisé.
À Darnétal, nous arrivâmes trois minutes après le passage du train. Il est vrai que j’eus la consolation d’apprendre qu’un individu en pardessus gris, à taille, à collet de velours noir, était monté dans un compartiment de seconde classe, muni d’un billet pour Amiens. Décidément mes débuts comme policier promettaient.
Delivet me dit :
— Le train est express et ne s’arrête plus qu’à Montérolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n’y sommes pas avant Arsène Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur Clères, et de là gagner Dieppe ou Paris.
— Montérolier, quelle distance ?
— Vingt-trois kilomètres.
— Vingt-trois kilomètres en dix-neuf minutes… Nous y serons avant lui.
La passionnante étape ! Jamais ma fidèle Moreau-Lepton ne répondit à mon impatience avec plus d’ardeur et de régularité. Il me semblait que je lui communiquais ma volonté directement, sans l’intermédiaire des leviers et des manettes. Elle partageait mes désirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animosité contre ce gredin d’Arsène Lupin. Le fourbe ! le traître ! aurais-je raison de lui ? Se jouerait-il une fois de plus de l’autorité, de cette autorité dont j’étais l’incarnation ?