« La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceux qui ont été mêlés à cette trahison ? Nous avons, pour espérer le contraire, des raisons que l’événement, nous voudrions le croire, ne trompera point. »

Et un post-scriptum ajoutait :

« Dernière heure. — Nous espérions à juste titre. Nos informations particulières nous permettent d’annoncer que les essais du Sept-de-cœur n’ont pas été satisfaisants. Il est assez probable qu’aux plans livrés par les frères Varin, il manquait le dernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable à la compréhension totale du projet, sorte de résumé où l’on retrouve les conclusions définitives, les évaluations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits ; de même que, sans les plans, le document est inutile.

« Donc il est encore temps d’agir et de reprendre ce qui nous appartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur l’assistance de M. Andermatt. Il aura à cœur d’expliquer la conduite inexplicable qu’il a tenue depuis le début. Il dira non seulement pourquoi il n’a pas raconté ce qu’il savait au moment du suicide d’Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n’a jamais révélé la disparition des papiers dont il avait connaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frères Varin par des agents à sa solde.

« Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes. Sinon… »

La menace était brutale. Mais en quoi consistait-elle ? Quel moyen d’intimidation Salvator, l’auteur… anonyme de l’article, possédait-il sur M. Andermatt ?

Une nuée de reporters assaillit le banquier, et dix interviews exprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise en demeure. Sur quoi, le correspondant de l’Écho de France riposta par ces trois lignes :

« Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dès à

présent notre collaborateur dans l’œuvre que nous

entreprenons. »

Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmes ensemble. Le soir, les journaux étalés sur ma table, nous discutions l’affaire et l’examinions sous toutes ses faces avec cette irritation que l’on éprouverait à marcher indéfiniment dans l’ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles.

Et soudain, sans que mon domestique m’eût averti, sans que le timbre eût résonné, la porte s’ouvrit et une dame entra, couverte d’un voile épais.

Je me levai aussitôt et m’avançai. Elle me dit :

— C’est vous, Monsieur, qui demeurez ici ?

— Oui, Madame, mais je vous avoue…

— La grille sur le boulevard n’était pas fermée, expliqua-t-elle.

— Mais la porte du vestibule ?

Elle ne répondit pas, et je songeai qu’elle avait dû faire le tour par l’escalier de service. Elle connaissait donc le chemin ?

Il y eut un silence un peu embarrassé. Elle regarda Daspry. Malgré moi, comme j’eusse fait dans un salon, je le présentai. Puis je la priai de s’asseoir et de m’exposer le but de sa visite.

Elle enleva son voile et je vis qu’elle était brune, de visage régulier, et, sinon très belle, du moins d’un charme infini, qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux.

Elle dit simplement :

— Je suis Mme Andermatt.

— Madame Andermatt ! répétai-je, de plus en plus étonné.

Un nouveau silence. Et elle reprit d’une voix calme, et de l’air le plus tranquille :

— Je viens au sujet de cette affaire… que vous savez. J’ai pensé que je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelques renseignements…

— Mon Dieu, Madame, je n’en connais pas plus que ce qu’en ont dit les journaux. Veuillez préciser en quoi je puis vous être utile.

— Je ne sais pas… Je ne sais pas…

Seulement alors j’eus l’intuition que son calme était factice, et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grand trouble. Et nous nous tûmes, aussi gênés l’un que l’autre.

Mais Daspry, qui n’avait pas cessé de l’observer, s’approcha et lui dit :

— Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelques questions ?

— Oh ! oui, s’écria-t-elle, comme cela je parlerai.

— Vous parlerez… quelles que soient ces questions ?

— Quelles qu’elles soient.

Il réfléchit et prononça :

— Vous connaissiez Louis Lacombe ?

— Oui, par mon mari.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Le soir où il a dîné chez nous.

— Ce soir-là, rien n’a pu vous donner à penser que vous ne le verriez plus ?

— Non. Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais si vaguement !

— Vous comptiez donc le revoir ?

— Le surlendemain, à dîner.

— Et comment expliquez-vous cette disparition ?

— Je ne l’explique pas.

— Et M. Andermatt ?

— Je l’ignore.

— Cependant…

— Ne m’interrogez pas là-dessus.

— L’article de l’Écho de France semble dire…

— Ce qu’il semble dire, c’est que les frères Varin ne sont pas étrangers à cette disparition.

— Est-ce votre avis ?

— Oui.

— Sur quoi repose votre conviction ?

— En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs à son projet. Deux jours après, il y a eu entre mon mari et l’un des frères Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve que ces papiers étaient aux mains des deux frères.

— Et il ne les a pas dénoncés ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe.

— Quoi ?

Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis, finalement, garda le silence. Daspry continua :

— Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frères. Il espérait à la fois reprendre les papiers et cette chose… compromettante grâce à laquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte de chantage.

— Sur lui… et sur moi.

— Ah ! sur vous aussi ?

— Sur moi principalement.

Elle articula ces trois mots d’une voix sourde. Daspry l’observa, fit quelques pas, et revenant à elle :

— Vous avez écrit à Louis Lacombe ?

— Certes… mon mari était en relations…

— En dehors de ces lettres officielles, n’avez-vous pas écrit à Louis Lacombe… d’autre lettres. Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vérité. Avez-vous écrit d’autres lettres ?

Toute rougissante, elle murmura :

— Oui.

— Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin ?

— Oui.

— M. Andermatt le sait donc ?

— Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélé l’existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux. Mon mari a eu peur… il a reculé devant le scandale.

— Seulement, il a tout mis en œuvre pour leur arracher ces lettres.

— Il a tout mis en œuvre… du moins, je le suppose, car, à partir de cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelques mots très violents par lesquels il m’en rendit compte, il n’y a plus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance. Nous vivons comme deux étrangers.

— En ce cas, si vous n’avez rien à perdre, que craignez-vous ?

— Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu’il a aimée, celle qu’il aurait encore pu aimer ; — oh ! cela, j’en suis certaine, murmura-t-elle d’une voix ardente, il m’aurait encore aimée, s’il ne s’était pas emparé de ces maudites lettres…

— Comment ! il aurait réussi… Mais les deux frères se défiaient cependant ?

— Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d’avoir une cachette sûre.


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