— Et, en tout cas, concluait l’avocat, prouvez que c’est mon client qui a tué. Prouvez que l’auteur du vol et du crime n’est pas ce mystérieux personnage qui s’est introduit dans la maison à trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et après ? ne peut-on mettre les aiguilles d’une pendule à l’heure qui vous convient ?

Victor Danègre fut acquitté.

Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri, déprimé par six mois de cellule. L’instruction, la solitude, les débats, les délibérations du jury, tout cela l’avait empli d’une épouvante maladive. La nuit, d’affreux cauchemars, des visions d’échafaud le hantaient. Il tremblait de fièvre et de terreur.

Sous le nom d’Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche.

Vie lamentable ! Trois fois engagé par trois patrons différents, il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ.

Souvent il s’aperçut, ou crut s’apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n’en doutait point, qui ne renonçaient pas à le faire tomber dans quelque piège. Et d’avance il sentait l’étreinte rude de la main qui le prendrait au collet.

Un soir qu’il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu’un s’installa en face de lui. C’était un individu d’une quarantaine d’années, vêtu d’une redingote noire de propreté douteuse. Il commanda une soupe, des légumes et un litre de vin.

Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègre et le regarda longuement.

Danègre pâlit. Pour sûr cet individu était de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? Danègre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui.

L’homme se versa un verre de vin et emplit le verre de Danègre.

— Nous trinquons, camarade ?

Victor balbutia :

— Oui… oui… à votre santé, camarade.

— À votre santé, Victor Danègre.

L’autre sursauta :

— Moi !… moi !… mais non… je vous jure…

— Vous me jurez quoi ? que vous n’êtes pas vous ? le domestique de la comtesse ?

— Quel domestique ? Je m’appelle Dufour. Demandez au patron.

— Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais Danègre pour la justice, Victor Danègre.

— Pas vrai ! pas vrai ! on vous a menti.

Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victor lut : « Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté. Renseignements confidentiels. » Il tressaillit.

— Vous êtes de la police ?

— Je n’en suis plus, mais le métier me plaisait, et je continue d’une façon plus… lucrative. On déniche de temps en temps des affaires d’or… comme la vôtre.

— La mienne ?

— Oui, la vôtre, c’est une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance.

— Et si je n’en mets pas ?

— Il le faudra. Vous êtes dans une situation où vous ne pouvez rien me refuser.

Une appréhension sourde envahissait Victor Danègre. Il demanda :

— Qu’y a-t-il ?… parlez.

— Soit, répondit l’autre, finissons-en. En deux mots, voici : je suis envoyé par Mlle de Sinclèves.

— Sinclèves ?

— L’héritière de la comtesse d’Andillot.

— Eh bien ?

— Eh bien, Mlle de Sinclèves me charge de vous réclamer la perle noire.

— La perle noire ?

— Celle que vous avez volée.

— Mais je ne l’ai pas !

— Vous l’avez.

— Si je l’avais, ce serait moi l’assassin.

— C’est vous l’assassin.

Danègre s’efforça de rire.

— Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d’assises n’a pas été du même avis. Tous les jurés, vous entendez, m’ont reconnu innocent. Et quand on a sa conscience pour soi et l’estime de douze braves gens…

L’ex-inspecteur lui saisit le bras :

— Pas de phrases, mon petit. Écoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine. Danègre, trois semaines avant le crime, vous avez dérobé à la cuisinière la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf.

— Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n’a vu cette clef… elle n’existe pas.

— La voici.

Après un silence, Grimaudan reprit :

— Vous avez tué la comtesse à l’aide d’un couteau à virole acheté au bazar de la République, le jour même où vous commandiez votre clef. La lame est triangulaire et creusée d’une cannelure.

— De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne n’a vu le couteau.

— Le voici.

Victor Danègre eut un geste de recul. L’ex-inspecteur continua :

— Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous en expliquer la provenance ?

— Et après ?… vous avez une clef et un couteau… Qui peut affirmer qu’ils m’appartenaient ?

— Le serrurier d’abord, et ensuite l’employé auquel vous avez acheté le couteau. J’ai déjà rafraîchi leur mémoire. En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaître.

Il parlait sèchement et durement, avec une précision terrifiante. Danègre était convulsé de peur. Ni le juge ni le président des assises, ni l’avocat général ne l’avaient serré d’aussi près, n’avaient vu aussi clair dans des choses que lui-même ne discernait plus très nettement.

Cependant, il essaya encore de jouer l’indifférence.

— Si c’est là toutes vos preuves !

— Il me reste celle-ci. Vous êtes reparti, après le crime, par le même chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d’effroi, vous avez dû vous appuyer contre le mur pour garder votre équilibre.

— Comment le savez-vous ? bégaya Victor… personne ne peut le savoir.

— La justice, non, il ne pouvait venir à l’idée d’aucun de ces messieurs du parquet d’allumer une bougie et d’examiner les murs. Mais si on le faisait, on verrait sur le plâtre blanc une marque rouge très légère, assez nette cependant pour qu’on y retrouve l’empreinte de la face antérieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posé contre le mur. Or, vous n’ignorez pas qu’en anthropométrie, c’est là un des principaux moyens d’identification.

Victor Danègre était blême. Des gouttes de sueur coulaient de son front sur la table. Il considérait avec des yeux de fou cet homme étrange qui évoquait son crime comme s’il en avait été le témoin invisible.

Il baissa la tête, vaincu, impuissant. Depuis des mois il luttait contre tout le monde. Contre cet homme-là, il avait l’impression qu’il n’y avait rien à faire.

— Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous ?

— Rien.

— Comment ! vous vous moquez ! Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je n’aurais rien ?

— Si, la vie.

Le misérable frissonna. Grimaudan ajouta, d’un ton presque doux :

— Voyons, Danègre, cette perle n’a aucune valeur pour vous. Il vous est impossible de la vendre. À quoi bon la garder ?

— Il y a des recéleurs… et un jour ou l’autre, à n’importe quel prix…

— Un jour ou l’autre, il sera trop tard.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, l’indication du pouce, vous êtes fichu, mon bonhomme.

Victor s’étreignit la tête de ses deux mains et réfléchit. Il se sentait perdu, en effet, irrémédiablement perdu, et, en même temps, une grande fatigue l’envahissait, un immense besoin de repos et d’abandon.

Il murmura :

— Quand vous la faut-il ?

— Ce soir, avant une heure.

— Sinon ?

— Sinon, je mets à la poste cette lettre où Mlle de Sinclèves vous dénonce au procureur de la République.


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