Une femme
Maurice Leblanc
Paul Ollendorff, Paris, 1893
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Première partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Deuxième partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Troisième partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
UNE FEMME
PREMIÈRE PARTIE
I
Le monde à Rouen remarquait fort les assiduités de Robert Chalmin auprès de Mlle Lucie Ramel.
De fait, à trois bals successifs, il s’inscrivit lui-même sur son carnet pour plusieurs danses, la conduisit au buffet, politesse audacieuse, et trouva moyen de souper à ses côtés. Et ils parlaient tout bas, d’un air entendu, comme s’ils eussent eu quelque chose à se dire.
En outre, un soir, au théâtre, il passa les entr’actes des Huguenots dans la loge de Mme Ramel et de sa fille.
Le monde estima les fiançailles imminentes.
Cette union ne lui déplaisait point. D’abord elle réunissait les conditions requises : la différence d’âge réglementaire, l’égalité des fortunes et des situations sociales. Puis elle attestait que, chez lui, on s’épouse par caprice, au besoin. Il en savait gré aux deux jeunes gens, et les couvait d’un œil attendri. Leur intrigue dénotait l’existence d’un sentiment joli, aimable, gracieux, non suspect d’exagération passionnée, ce qui eût paru choquant. C’était juste la dose de poésie permise, assez pour troubler deux cœurs, pas assez pour les bouleverser.
On en causait beaucoup, à la Bourse, au Palais, au cercle, au café, dans les salons surtout. Les visites du jour de l’An furent consacrées en grande partie à cette question palpitante.
— Vous savez, c’est un mariage d’inclination, s’écriaient ces dames, d’une voix ravie, sans risquer toutefois le terme amour, presque déplacé en semblable circonstance.
Quelques mères, à la recherche d’un gendre, tentèrent bien d’interrompre ce concert d’éloges, en insinuant :
— Il est fâcheux que cela traîne en longueur… la réputation de Mlle Ramel n’en peut que pâtir.
On étouffa leurs critiques. Les personnes sensées colportaient :
— Qu’ils ne se pressent donc pas, ils ne seront que trop tôt aux prises avec les réalités de la vie.
Au centre de cette agitation, M. et Mme Bouju-Gavart ourdissaient leur plan. C’étaient eux, en effet, qui faisaient le mariage.
Après la guerre, M. Bouju-Gavart, commissionnaire en rouenneries, déclara qu’il accepterait volontiers un successeur, son fils Paul se destinant au barreau.
Il avait une cinquantaine d’années, des cheveux d’un beau blanc, une moustache d’un noir équivoque, et une mise soignée. Il courait les demoiselles de magasin, ce dont personne ne se doutait, sauf sa femme. Le ménage s’entendait, néanmoins. Mme Bouju-Gavart, ayant renoncé depuis longtemps à une lutte impossible, souffrait de son abandon, sans récriminer. Elle méprisait son mari, mais appréciait ses qualités solides, sa tenue correcte, son tact en public. Puis une piété sereine et forte la portait à l’indulgence. Elle pardonnait et priait pour lui, l’époux et le père.
Elle approuva sa résolution. Leur fortune, laborieusement gagnée, lui permettait ce repos. Il pouvait goûter maintenant le fruit de son travail.
C’est alors que Robert Chalmin se présenta. Il avait de l’argent. Il plut. Les pourparlers commencèrent. Ils aboutirent rapidement.
— Hélas ! s’écria-t-il, un soir, à table, avec une moue comique, les rêves ne se réalisent pas toujours ! Que de fois, en dix ans de désœuvrement, me suis-je dit : « Quand j’en aurai assez d’être célibataire, je chercherai une industrie quelconque dont le chef ait une fille, j’épouserai la fille et je ne paierai rien. » Et justement vous n’avez qu’un fils, je ne puis pourtant pas l’épouser !
On rit. Mais Mme Bouju-Gavart demanda d’une voix grave :
— Ils sont sérieux, vos projets de mariage ?
— Ah ! oui, j’en suis las de mon appartement de garçon et de la nourriture de restaurant, et du feu qui ne marche pas, et de la lampe qui s’éteint ! Une sœur mariée à Lisieux, voilà toute ma famille… j’en veux davantage…
Alors elle affirma :
— Eh bien travaillez, prouvez que vous êtes capable de diriger votre affaire, et je vous en dénicherai, moi, une femme.
Elle avait une voix très persuasive, un visage triste qui inspirait de la pitié, des yeux calmes qui donnaient confiance, et les restes d’une beauté et d’une taille célèbres.
Robert, convaincu, signa. Aussitôt elle se mit à l’étudier pour savoir ce qui lui convenait.
C’était un grand garçon mince, trop grand et trop mince, d’aspect dégingandé, de tournure peu élégante. Ses hautes jambes paraissaient molles, d’une mollesse de chiffe. Sa figure pâle et fine indiquait de la douceur. D’ailleurs, à la longue, de l’examen minutieux auquel elle le soumit, ce fut ce trait principal qui se dégagea, une mansuétude extrême, une bonté naïve. Il riait aisément et franchement. Il s’amusait d’un rien.
Elle s’enquit de son passé. Élevé dans des principes religieux et dans l’obéissance aux règles de morale les plus austères, Chalmin eut le malheur, à sa majorité, de perdre ses parents. Privé de direction, il connut de jeunes oisifs dont il partagea les plaisirs et les débauches.
Mais, pendant cette période, il garda, malgré tout, le respect de soi-même. Il n’afficha pas ses maîtresses, subvint à leurs besoins sans prodigalité, ne s’attacha jamais à l’une d’elles et ne convoita pas la femme d’autrui. La médisance ne pouvait donc l’accuser d’aucune compromission, ni associer à son nom le souvenir d’aucun scandale.
Ses camarades l’aimaient. Le monde l’affectionnait. Il valsait bien, parlait à sa danseuse, jouait passablement du piano et animait les fins de bal. On le tenait pour spirituel.
En résumé elle le jugea tendre, loyal, assez ignorant, superficiel et sympathique.
Munie de ces notes, elle partit en chasse. Robert, désireux de se libérer vis-à-vis de M. Bouju-Gavart, réclamait simplement une dot liquide. Elle, plus ambitieuse, prétendait joindre à la fortune une physionomie avenante et des manières distinguées.