Robert avait pris place sur le même banc que Mlle Ramel. Il voulait procéder à une enquête et il débuta :
— Vous devez adorer les excursions en barque, mademoiselle, cela vous rappelle votre pays, votre enfance, les grandes parties de pêche.
Intimidée, elle dit :
— Oui, monsieur, je les adore.
Il continua :
— Est-ce que vous regrettez Dieppe ? Ce doit être bien triste ?
— Oh ! très triste ! s’exclama-t-elle, convaincue.
Il se mit à rire et elle rit aussi. Il poursuivit d’un ton confidentiel :
— À Rouen, ce n’est pas folichon, non plus. Cependant, cet hiver, on compte se distraire davantage. Mme Bouju-Gavart a de nombreuses relations et vous conduira dans le monde…
Et il ajouta :
— Si toutefois vous aimez le monde ?
Comme elle ne répliquait pas, il dut insister :
— Car je suppose que vous l’aimez, c’est si naturel !
Elle se souvint de quelques soirées ennuyeuses et guindées, et fut sur le point de répondre non. Mais elle craignit d’être ridicule en répudiant un plaisir qu’elle ignorait, et que, lui, sans doute, ne dédaignait pas, et elle répartit :
— Oui, beaucoup, monsieur.
— Tant mieux, s’écria-t-il, j’aurai l’honneur de vous y rencontrer à mon retour de voyage.
— Ah ! vous vous en allez ?
Il articula négligemment :
— Oui, une absence pour affaires, six semaines, deux mois dans le Midi, en Corse.
Et il lui lança :
— Cela vous plairait de voyager ?
— Énormément, dit-elle.
Mais elle avoua que sauf Dieppe, Rouen, et quelques localités de Normandie, elle ne connaissait rien.
Il y eut un nouvel accès de rire. « Franche et gaie, » décréta Robert.
La barque glissait le long d’une île. Des bouquets de saules enlacés en masquaient l’intérieur. Des troncs compliqués et difformes hérissaient les contours. Dans la vase se tordaient des racines. Soudain une éclaircie passa et l’on aperçut un coin d’herbe, éclaboussé de soleil.
Chalmin soupira :
— Il ferait bon flâner là !
Elle dit :
— Ce serait délicieux.
Loin du courant, l’eau dormait par plaques lisses et profondes comme des miroirs, où le bleu du ciel se reflétait entre les silhouettes frêles des grands peupliers. Des bergeronnettes et des culs-blancs sautillaient de pierre en pierre. Les rames secouaient des gouttelettes d’argent qui s’égrenaient avec un bruit frais.
Chalmin reprit :
— Comme tout est tranquille ! Pour moi rien ne vaut l’automne.
Et il exposa son plan de vie, quinze jours d’hiver à Paris, deux mois d’été au bord de la mer, à Dieppe de préférence, et un mois, un bon mois de campagne.
Elle hochait la tête :
— Oui, voilà le rêve.
Cette parité de désirs le pénétra d’une joie réelle. Et presque à son insu, il dit :
— C’est meilleur à deux, ces sortes de rêves.
Elle rougit, perdit contenance et laissa traîner ses doigts gantés à la surface du fleuve.
Le soir, interrogé par M. Bouju-Gavart, Robert prononça finement :
— Je suis enchanté, je l’ai fait bavarder, sans qu’elle s’en doutât, et je sais maintenant un tas de choses intéressantes concernant ses goûts, ses besoins, le genre de vie qu’il lui faut. Ses moindres paroles indiquent une excellente éducation, un fond solide et une humeur égale.
Et à voix basse, il pria son interlocuteur de lui communiquer exactement la situation pécuniaire de ces dames.
— Vous comprenez, on ne doit pas s’embarquer sans biscuit.
Chalmin s’éloignant, cette entrevue n’eut pas de résultats immédiats. Mais, le lendemain même de son retour, il retrouvait la jeune fille chez les Bouju-Gavart et assistait à son entrée dans le monde. Il ne la quitta pas, non plus qu’au bal des Lefriche et à la soirée des Lassalle.
Il continuait auprès d’elle son système inquisiteur. À brûle-pourpoint il lui décochait une demande, souvent indiscrète. Et sur des sujets exigeant une étude complète de son propre caractère, des heures de méditation, un enchaînement de déductions rigoureuses, Lucie s’expliquait carrément, en quelques phrases brèves qui en imposaient à Robert. Elle s’adjugeait telle qualité, se décernait tel défaut, et lui, enthousiasmé de cette franchise, accordait à ces réponses une valeur absolue, la même créance que l’on donne aux faits accomplis, indiscutables.
Le monde cependant commençait à s’inquiéter. On harcelait de questions M. et Mme Bouju-Gavart. Ils se défendaient mollement.
— Non. je vous assure qu’il n’y a rien… et vous admettrez que, s’il y avait quelque chose, nous serions les premiers à le savoir, puisqu’ils se sont connus chez nous. Mais vrai !…
Ils vivaient au milieu de cette intrigue avec une ivresse infinie, presque physique chez lui, que troublaient la présence de Lucie et l’idée de son union prochaine, toute sentimentale chez Mathilde qu’assiégeaient des souvenirs de même essence, les souvenirs mystérieux de son passé de femme.
— C’est de l’amour, se disait-elle, de l’amour !
Et ce mot avait, sur ses lèvres, une saveur de mot défendu.
Plusieurs fois, au moment du dîner, elle alla chercher les dames Ramel et fit prévenir Robert. De bonnes soirées s’écoulèrent ainsi, qu’ils tenaient secrètes, pour accroître leur plaisir.
Au mois de janvier, à une kermesse organisée par les de Bourville, Robert eut le tort d’accaparer Lucie trop ostensiblement.
Le monde s’impatienta. Des propos aigres-doux revinrent aux oreilles des Bouju-Gavart. Ils avertirent Chalmin.
— Que tardez-vous ? Êtes-vous décidé ? Si oui, agissez, sinon, ne la compromettez pas.
Robert parcourait la pièce où s’agitait ce grave débat. Son attitude marquait un effort de méditation. Sa vie se jouait en cette minute suprême. Le ménage l’observait, respectueux. Enfin il s’écria, le geste résolu :
— Eh bien, soit, agissez !
Le soir même, M. Bouju-Gavart écrivit à madame veuve Ramel :
« Chère madame, j’aurai l’avantage de me présenter demain à votre domicile, vers deux heures… »
Et à l’heure fixée, en effet, M. Bouju-Gavart muni de son habit, se dirigea vers la rue de Crosne et fut introduit dans le salon. Au bout de quelques minutes, madame Ramel entra.
Elle tirait de son abord glacial et de ses gestes étriqués une renommée de distinction suprême. Son silence cachait sa nullité. Causant peu, elle semblait penser beaucoup, et ses rares paroles acquéraient une importance d’oracles. On la considérait comme une femme du plus haut mérite.
Épouse fidèle, mère dévouée, chrétienne irréprochable, elle s’arrogeait le droit, en vertu de ces perfections, de juger les autres sévèrement. Les moindres faiblesses la trouvaient impitoyable.
Elle s’admirait en sa fille, et se savait gré des principes qu’elle lui avait inculqués.
M. Bouju-Gavart fut catégorique. Il déboutonna son vêtement, afin que l’aspect de son plastron empesé et de ses boutons en perles fines ajoutât à la solennité de sa mission, et il déclara :
— Madame, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucie Ramel, votre fille, pour M. Robert Chalmin, mon ami et successeur.
Elle feignit un grand étonnement : « Vous me prenez au dépourvu… Je n’avais jamais songé à cette éventualité… Lucie est si jeune !… Certes, je ne suis pas défavorable… »
M. Bouju-Gavart l’interrompit :
— Jouons cartes sur table. Robert ne veut pas s’occuper de l’argent : « Riche ou non, dit-il, elle me va comme elle est. » Que voulez-vous ! il en est fou. Mais moi, je raisonne de sang-froid, et j’avance des chiffres, en homme d’affaires.
Sur ce terrain on s’entendit rapidement.
Il revenait à Lucie de « son pauvre père » cent cinquante mille francs. Chalmin apportait sa situation commerciale. Les deux positions se convenaient donc à merveille.