Rappelons-nous : dans les vingt dernières années, le discours européen s'articulait presque exclusivement autour de l'alternative "l'Europe ou la mort". Déclinée sur tous les modes, illustrée de toutes sortes d'exemples, elle était présentée comme le motif principal rendant nécessaire la construction européenne. Mais si fondés qu'en soient les arguments, si pertinentes les démonstrations, ce discours ne peut pas convaincre parce qu'il est négatif.

Complexée à l'égard des États-Unis par un sentiment de vieillesse, complexée à l'égard du Tiers Monde par le souvenir du colonialisme, complexée à l'égard de la planète entière d'avoir été le lieu où commencèrent les guerres mondiales, l'Europe, pendant des décennies, a voulu timidement se faire pardonner d'exister, a trouvé beau ce qui venait d'ailleurs pour cela seul que ce n'était pas d'elle.

Mais le moment est venu d'une Europe décomplexée.Car enfin, faut-il avoir honte de dire que nous voulons cette construction non pas parce qu'elle est vitale, mais tout simplement parce qu'elle est belle ? Revenus d'un sentiment d'infériorité pleurnichard, nous avons toutes les raisons de penser et de dire que l'Europe, c'est au monde l'endroit où il fait le meilleur vivre.

Elle a la liberté. Elle a la richesse. Elle a la protection. La liberté, sans laquelle il ne fait pas bon vivre. La richesse, sans laquelle la liberté est formelle. La protection, sans laquelle la richesse est oppressive. À l'Est, manquent les droits de l'homme. Au Sud, manque le développement. À l'Ouest, manque la protection sociale qui corrigè les injustices de la nature et de l'économie. Et en Europe occidentale seulement on trouve, à un tel niveau, la liberté flanquée de l'opulence d'un côté, de la solidarité de l'autre, et le tout couronné d'une richesse culturelle sans équivalent.

13.Santй. Ce qui devrait être la source d'une joie sans mélange devient la cause d'inquiétudes grandissantes. L'élévation du niveau sanitaire a permis d'augmenter l'espérance de vie des femmes et des hommes. Ils vivent mieux et plus longtemps, et s'il est un signe auquel se mesure le progrès, c'est bien celui de ce double resultat.

Les causes du développement des dépenses de santé sont multiples, parfois inattendues, tantôt communes à tous les pays occidentaux, tantôt propres à la France.

Les causes communes tiennent d'abord à une demande accrue de soins qu'il faut avoir le courage d'évoquer avec une froideur clinique.

Premièrement, la population vieillit, et les personnes âgées consomment naturellement près de deux fois plus de soins que la moyenne. Deuxièmement, des affections qui, autrefois, entraînaient un décès rapide sont aujourd'hui soignées, mais le sont au prix de traitements longs et coûteux. Troisièmement, les conditions de la vie moderne sont pathogènes (accidents de la route, modification du régime alimentaire, conditions de travail, etc.). Quatrièmement, le seuil d'acceptation de la douleur et de l'inconfort s'est abaissé. Cinquièmement, enfin, nombre de problèmes sociaux ou psychologiques, qui jadis n'étaient pas pris en charge ou l'étaient d'une autre manière, sont désormais médicalisés (hébergement des personnes âgées, traitement de l'angoisse, de la toxicomanie, de l'alcoolisme, des difficultés familiales, voire sexuelles...).

Mais l'accroissement considérable des dépenses de santé ne tient pas seulement à la demande, nouvelle ou rénovée ; elle tient aussi à l'offre, et particulièrement au rôle grandissant des établissements hospitaliers.

L'extension de l'assurance maladie a permis d'assurer à toute la population un véritable droit aux soins. C'est un progrès social essentiel que celui qui a fait passer de 29 millions en 1955 à 53 millions aujourd'hui le nombre de personnes couvertes par cette assurance. Mais on ne saurait s'étonner de ce qu'il contribue, dans une proportion difficile à apprécier, à accroître la consommation médicale.

14. Idйologies. «Ensemble d'idées, d'opinions, constituant une doctrine » selon le Petit Larousse. Le langage courant rassemble sous ce ,terme les systèmes articulés d'idées prétendant à une philosophie du monde et de la vie. Intégrées à un projet politique, les idéologies se sont, au long de l'Histoire, révélées d'une nuisance extrême à la fois par le fanatisme auquel appelle leur caractère global et par l'autoritarisme auquel leur systématisme les incite pour combattre toute résistance, des faits ou des hommes. L'idéologie produit de la violence soit parce qu'elle la revendique (Hitler, Khomeiny), soit parce qu'elle l'accepte comme moyen (Staline).

Or aucune expérience ne permet d'enregistrer une harmonie naturelle ni entre individus ni entre États. Les rapports naturels sont des rapports de force, les relations spontanées sont de domination. Force est de constater que la liberté de chacun s'accommode mal de celle d'autrui.

À l'évidence, l'homme a besoin de rêve pour soutenir son action, tout comme les peuples pour conserver leur cohésion. Mais il est nécessaire d'équilibrer l'élan du rêve dans une architecture sociale pour défier l'aspect destructeur qu'il charrie immanquablement.

L'homme aspire à la liberté, mais sa liberté ne se conçoit que par rapport à un cadre. Il lui faut des bornes pour qu'elle puisse s'appréhender comme telle, sans quoi elle n'est que désorganisation et anarchie, sans quoi triomphe la loi du plus fort.

Imputer à la propriété privée la responsabilité de la violence, c'est inverser la relation de causalité. La propriété privée est un instrument puissant de cette violence, son levier d'action, mais non sa cause. La même perversion intellectuelle conduit à accuser la planification d'amoindrir l'esprit de solidarité, à faire croire que les égoïsmes individuels sont exacerbés car acculés à lutter contre des organisations qui broient la personne, alors que c'est l'oubli de la violence des hommes qui conduit le système à devenir autoritaire pour les rendre bons, ce qui à l'évidence ne marche pas.

La conclusion est limpide : le mal à être ne peut se réduire aux insuffisances de l'avoir. Et l'organisation sociale sera d'autant moins oppressive que, prenant l'homme tel qu'il est pour le conduire seulement à respecter ses semblables, elle ne prétendra point le façonner à l'image d'un projet mythique.

15. Mode de scrutin. Il est des moments dans la vie où chacun fait des choix. Les criitères peuvent en être l'efficacité, le goût, l'opportunité ou bien d'autres encore. Mais il est un mobile qui domine tous les autres — au point que ce qu'il dicte relève à peine d'un choix —, c'est la fidélité à des principes.

La France est confrontée à l'un des défis les plus grands d'une histoire qui, pourtant, n'en fut jamais avare. Pour relever ce défi, notre pays a en tout cas besoin de fermeté dans sa conduite. Cela peut n'être pas suffisant, nul ne doute que ce soit nécessaire.

«C'est au pouvoir, dès lors, qu'il faut une stabilité sans laquelle aucune efficacité n'est possible. Et s'il est souhaitable — ou plutôt parce qu'il est souhaitable — que puissent être dominés des clivages trop tranchés, cela doit être dans la clarté. Aucune réforme du mode de scrutin n'abolira les rapports de force. Mieux vaut donc les connaître et rechercher des compromis plutôt que de les obscurcir ou d'en nier l'existence.Le système majoritaire est trop brutal, le système proportionnel est trop dangereux.

« II est certain que le mode de scrutin actuel, s'il a permis la modernisation des institutions françaises, a eu un prix et qu'il est lourd. Il crispe les affrontements et leur fait perdre leur substance : lé débat d'opinions n'a plus droit de cité, on ne juge pas les idées mais ceux qui les émettent, les hommes politiques sont désormais les seuls auxquels sont interdites les propositions originales qui, pour être prises en considération, doivent émaner de personnes réputées neutres.


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