— C’est ça. La Terreur. C’était une de vos opérations, ou une des nôtres ?

— Des vôtres, non ?

— J’ai oublié. Le restaurant était épatant, en tout cas. »

Au moment où ils dépassaient un agent de la circulation stupéfait, son carnet de contraventions entra en combustion spontanée, à la surprise de Rampa.

« Je suis à peu près certain de ne pas être responsable de ça. »

Aziraphale rougit.

« C’est moi, admit-il. J’ai toujours cru que ces gens-là étaient une de vos inventions.

— Tiens ? Nous avons toujours pensé le contraire. »

Rampa jeta un coup d’œil à la fumée dans son rétroviseur.

« Allez, on va au Ritz. »

Il ne s’était pas donné la peine de réserver. Dans son monde, les réservations, ça n’arrivait qu’aux autres.

&

Aziraphale collectionnait les livres. S’il avait été complètement franc avec lui-même, il aurait reconnu que sa librairie était simplement un endroit où les stocker. Il n’était pas un cas unique. Afin de maintenir sa couverture de libraire d’occasion typique, il employait tous les moyens pour dissuader ses clients d’acheter, à l’exception de la force physique. Les nauséabondes odeurs de moisi, les regards noirs, les horaires d’ouverture anarchiques – il faisait preuve de dons remarquables en ce domaine.

Il collectionnait depuis longtemps et, comme tous les collectionneurs, il s’était spécialisé.

Il avait réuni plus de soixante livres de prophéties portant sur le déroulement des derniers siècles du deuxième millénaire. Il avait un penchant pour les éditions originales de Wilde. Et il possédait la série complète des Bibles d’infamie, chacune baptisée selon ses coquilles.

La collection comprenait la Bible des Injustes,ainsi dénommée à cause d’une erreur d’impression, qui lui faisait proclamer au chapitre VI de l’Épître aux Corinthiens : «  Ne savez-vous pas que les justes ne seront point héritiers du Royaume de Dieu ? » ; et la Bible Friponne,composée par Barker et Lucas en 1632, qui édictait, suite à l’omission d’une négation dans le septième commandement : «  Vous commettrez la fornication. »Il y avait la Bible des petits enflants,la Bible Que La Lumière Fuit,la Bible des Parisiens,celle des Pieuvres d’espritet d’autres encore. Aziraphale les possédait toutes. Y compris la plus rare, une Bible publiée en 1651 par la firme d’édition londonienne de Bilton et Scaggs.

Ça avait été la première de leurs trois catastrophes éditoriales.

On appelait communément cet ouvrage la Bible La pefte foit de tout cela.La longue erreur de composition, si on peut la définir ainsi, intervient dans le livre d’Ézéchiel, chapitre 48, verset 5.

2. Profche les bornes de la tribu de Dan, Aser aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.

3. Profche les bornes d’Aser, Nephtali aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.

4. Profche les bornes de Nephtali, Manafsé aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.

5. La pefte foit de tout cela. J’eftois marri en mon cœur de cefte compofition. Maiftre Bilton n’eft point gentil maiftre, & Maiftre Scaggs eft un avarideux, moins généreux qu’un ladre de Southwark. Sçachez-le bien par tant bel jour, quiconcque a un demi-grain de bon sens se devrait efbaudir au soleil, plutôt que de s’eftourbir à longueur de jour en cefte gueufe d’officine moifie. @* "AE@;!*

6. Profche les bornes d’Ephraïm, Rüben aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer 8 .

La deuxième grande catastrophe éditoriale de Bilton et Scaggs se produisit en 1653. Par un coup de chance extraordinaire, ils avaient mis la main sur un des célèbres in-quartosperdus – les trois pièces de Shakespeare qui n’ont jamais été reprises dans l’édition in-folio,et sont désormais perdues pour les lettrés et les amateurs de théâtre. Seuls leurs titres sont parvenus jusqu’à nous. La pièce en question était une des premières de Shakespeare, Robin des Bois ou Une Comédie de la Forêt de Sherwood 9 .

Maître Bilton avait acheté l'in-quartopour presque six guinées, et il entendait bien en tirer deux fois ce prix, rien qu’avec l’édition reliée.

Et il l’égara.

Bilton et Scaggs ne comprirent jamais vraiment les raisons de leur troisième catastrophe éditoriale. Les livres de prophéties se vendaient alors partout comme des petits pains. On en était à la troisième édition anglaise des Centuriesde Nostradamus, et cinq Michel de Nostre-Dame, clamant tous bien haut qu’ils étaient le seul authentique auteur, faisaient de triomphales tournées de dédicaces. Quant aux libraires, ils n’arrivaient pas à garder en stock la Collection de Prophétiesde la Mère Shipton.

Chaque grand éditeur londonien – ils étaient huit -avait au moins un Livre de Prophéties à son catalogue. Tous ces ouvrages étaient parfaitement fantaisistes, mais le ton catégorique de leurs vagues généralités les rendaient extrêmement populaires. Ils se vendaient par milliers, par dizaines de milliers d’exemplaires.

« C’eftoit aussi rentable que de battre monnaie, avait affirmé Maître Bilton à Maître Scaggs 10 . Le public eftoit fol de telles sornettes ! Nous devons incontinent publier quelque livre de prophéties signé par une vieillarde ! »

Le manuscrit arriva à leur porte le lendemain matin ; l’auteur faisait preuve, comme toujours, d’un sens parfait du minutage.

Bien que ni Maître Bilton ni Maître Scaggs ne l’aient compris, le manuscrit qu’on leur avait envoyé était le seul ouvrage prophétique de toute l’histoire humaine à ne compter que des prédictions parfaitement exactes concernant les quelque trois cent quarante années à venir, une description minutieuse et fidèle des événements qui culmineraient par l’Apocalypse. Il mettait dans le mille sur le moindre détail.

Bilton et Scaggs publièrent le livre en septembre 1655, largement dans les temps pour les achats de Noël 11 , et ce fut le premier ouvrage soldé en Angleterre.

Il ne se vendit pas.

Pas même, dans une petite librairie du Lancashire, l’exemplaire auprès duquel on avait posé une pancarte en carton annonçant : Efcrivailleur local.

L’auteur du livre, une certaine Agnès Barge, n’en fut pas surprise. Il en fallait beaucoup pour surprendre Agnès Barge.

De toute façon, elle ne l’avait pas écrit pour le vendre ou pour ses droits d’auteur, ni même pour la gloire. Elle ne l’avait écrit que pour obtenir l’unique exemplaire auquel l’auteur avait droit.

Nul ne sait ce qu’il advint des légions d’invendus. Aucun musée, aucune collection privée n’en possède de copie. Même Aziraphale n’en a pas d’exemplaire, et les jambes lui manqueraient à la seule idée de poser ses mains exquisément manucurées sur l’un d’eux.

En fait, il n’existait plus au monde qu’un seul volume des prophéties d’Agnès Barge.

Il était posé sur une étagère, à soixante-dix kilomètres environ de l’endroit où Rampa et Aziraphale se régalaient d’un excellent déjeuner. Pour user d’une métaphore, le livre venait de commencer le compte à rebours.

&

Il était maintenant trois heures de l’après-midi. L’Antéchrist était sur terre depuis quinze heures, et un ange et un démon en avaient passé trois à boire sans désemparer.

Us étaient assis l’un en face de l’autre dans l’arrière-boutique de la petite librairie miteuse que possédait Aziraphale dans le quartier de Soho.

La plupart des librairies de Soho, le quartier chaud de Londres, possèdent une arrière-boutique, généralement garnie de livres coûteux, à défaut d’être rares. Mais les livres d’Aziraphale n’étaient pas illustrés. Ils avaient de vieilles couvertures brunes et des pages qui craquaient sous les doigts. À l’occasion, s’il lui était impossible de faire autrement, Aziraphale en vendait un.


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