À l’occasion, ils confiaient un de ses articles à un rewriterpour qu’il le mette en forme. («  Jésus est apparu à Manuel Gonzalez, neuf ans, au cours d’une bataille rangée au bord du Rio Concorsa, et lui a dit de rentrer chez lui, car sa mère s’inquiétait. “J’ai su que c’était Jésus, a déclaré le courageux enfant, parce qu’il ressemblait à l’image déjà apparue miraculeusement sur ma boîte à goûter. “ »)

Mais la plupart du temps, le National World Weeklyne s’occupait pas d’elle et archivait soigneusement ses articles dans la corbeille à papier.

Murchison, Van Home et Anforth se fichaient bien de ces considérations. Ils ne voyaient qu’une chose : chaque fois qu’éclatait une guerre, Miss Zuigiber était la première arrivée sur les lieux. Pratiquement avantque la guerre n’éclate.

« Mais comment fait-elle ? se demandaient-ils, mystifiés. Comment s’y prend-elle, bon sang ? » Et ils se regardaient dans un silence éloquent : si cette femme devait être une voiture, ce serait une Ferrari ; on s’attend à trouver ce genre de créature dans les bras du generalissimo corrompu d’une nation du Tiers-Monde au bord du gouffre, et pourtant, elle passe son temps avec nous. On a une sacrée veine, non ?

Miss Zuigiber se contentait de sourire et de payer une nouvelle tournée générale, aux frais du National World Weekly .Et elle regardait les bagarres éclater autour d’elle. Et elle souriait.

Elle avait eu raison. Le journalisme lui convenait à merveille.

Cependant, tout le monde a besoin de vacances, et Zuigiber la Rouquine prenait ses premières vacances depuis onze ans.

Elle se trouvait sur une petite île méditerranéenne qui tirait ses revenus du tourisme. Le fait était curieux en lui-même. La Rouquine était le genre de femme qui ne prend ses vacances sur des îles plus petites que l’Australie que lorsqu’elle en connaît bien le propriétaire. Si, un mois plus tôt, on avait dit aux insulaires qu’une guerre allait éclater, ils vous auraient ri au nez avant d’essayer de vous vendre un porte-bouteille en raphia ou une vue de la baie entièrement réalisée en coquillages ; c’était le bon temps.

Ce temps n’était plus.

Désormais, un grand fossé politico-religieux, pour savoir duquel des quatre minuscules pays du continent l’île ne dépendait pas, avait scindé le pays en trois factions, détruit la statue de Santa Maria sur la grand-place et anéanti le tourisme local.

Zuigiber la Rouquine était assise au bar de l’Hôtel de Palomar del Sol, et buvait ce qui passait pour un cocktail. Dans un coin, un pianiste las jouait, et un serveur affublé d’une perruque roucoulait dans un micro :

« Amiïîîîîîl était-une-fouououâ

Oun-pétit-toro-blancoooo

Aïïïïtmiïl ignorait-la-jouououâââ

Lé-pétit-toro-blancooooc »

Un homme fit irruption par la fenêtre, un couteau entre les dents, un pistolet automatique Kalachnikov dans une main, une grenade dans l’autre.

« Dje rebenditche chett hôdel au dom dec » Il s’interrompit. Il sortit le couteau d’entre ses dents et recommença à zéro. « Je revendique cet hôtel au nom de la Fraction de Libération pro-turque ! »

Les deux derniers touristes encore présents sur l’île 18 se réfugièrent sous leur table. La Rouquine retira nonchalamment de son verre la cerise au marasquin, la porta à ses lèvres rouges pour la faire glisser de son bâtonnet avec une technique qui donna des sueurs froides à plus d’un homme dans la salle.

Le pianiste se leva, plongea la main dans son piano et en tira une mitraillette qui aurait fait le bonheur d’un collectionneur. « Hôtel déjà revendiqué par Brigade Territoriale pro-hellène ! hurla-t-il. Un faux mouvement et je dégomme vous ! »

Quelque chose bougea du côté de la porte. Un colosse avec une barbe noire, un sourire aurifié et une mitrailleuse Gatling d’origine vint se camper sur le seuil, soutenu par une cohorte de gaillards à la carrure comparable, quoique moins formidablement armés.

« Cet hôtel d’importance stratégique, longtemps symbole du commerce touristique collaborationniste de l’impérialisme fasciste turco-hellène, est maintenant aux mains de la Résistance italo-maltaise ! tonna-t-il sur un ton aimable. Donc, nous tuons tout le monde.

— Foutaises ! rétorqua le pianiste. Pas avoir stratégique importance. Simplement excellente cave à vins !

— Il a raison, Pedro, fit l’homme à la Kalachnikov. C’est pour ça que ma faction le voulait. Il General Emesto de Montoya, il m’a dit, Fernando, qu’il me dit comme ça, la guerre sera finie samedi prochain, et les p’tits gars auront envie de faire la fête. Va donc revendiquer l’Hôtel de Palomar del Sol comme prise de guerre, tu veux ? »

Le barbu vira au rouge pivoine. « Avoir foutue stratégique importance, Fernando Chianti ! J’ai dessiné grande carte de l’île et être en plein milieu. Voilà pourquoi vachement stratégique importance, je peux te dire.

— Ha ! ricana Fernando. Pourquoi tu prétendrais pas que la maison du p’tit Diego, avec sa vue imprenable sur la plage naturiste privée des capitalistes décadents, a elle aussi une grande importance stratégique, tant que tu y es ? »

Le pianiste rougit brutalement. « Notre parti l’avoir annexée ce matin », reconnut-il.

Il y eut un instant de flottement.

Dans ce silence, on entendit un crissement de soie. La Rouquine avait décroisé les jambes.

La pomme d’Adam du pianiste tressauta. « Hé, avoir grande stratégique importance, réussit-il à articuler en tentant d’ignorer la femme perchée sur son tabouret. Je veux dire, si quelqu’un il peut faire venir sous-marin là-bas, pouvoir tout voir de là-bas. »

Silence.

« En tout cas, avoir sacrement plus stratégique importance qu’hôtel », conclut-il.

Pedro toussota de manière inquiétante. « La première personne qui dit quoi que ce soit– n’importe quoi – est morte. » Il sourit. Leva le canon de son arme. « Bien. Maintenant, tout le monde contre le mur du fond. »

Personne ne bougea. On ne l’écoutait plus. L’assistance prêtait l’oreille à un murmure bas et confus qui sortait du couloir derrière lui, un léger marmonnement monocorde.

Dans l’entrée, les hommes de l’escorte étaient bousculés. Ils semblaient faire de leur mieux pour tenir leur place, mais le murmure, qui évoluait pour devenir des phrases distinctes, semblait les écarter inexorablement de son passage. « Ne faites pas attention à moi, messieurs, quelle nuit, pas vrai ? C’est la troisième fois que je fais le tour de l’île, j’ai failli ne jamais trouver, apparemment on n’aime pas trop les panneaux indicateurs dans le coin, hein ? Enfin, bon, j’ai quand même fini par arriver, j’ai dû m’arrêter quatre fois pour demander mon chemin, je me suis renseigné à la poste, finalement ; ils savent toujours tout, à la poste, mais ils ont quand même dû me faire un plan, où est-ce que je l’ai fichu ?c »

Se glissant en toute sérénité entre les hommes armés, telle une lance dans un étang à truites, apparut un petit bonhomme à lunettes, en uniforme bleu, qui portait un long paquet mince, emballé de papier kraft et de ficelle.. Comme seule concession au climat, il avait adopté des sandales ouvertes en plastique marron, bien que les chaussettes en laine verte qu’il portait dessous montrassent assez sa profonde défiance naturelle envers les climats étrangers.

Il était coiffé d’une casquette marquée International Expressau-dessus de la visière, en grosses lettres blanches.

Il ne portait pas d’arme, mais personne ne le toucha. Personne ne pointa son arme sur lui. Tout le monde le regardait bouche bée.

Le petit homme jeta un coup d’œil autour de la salle, en étudiant les visages, puis il reporta son regard sur son carnet à souches; ensuite, il se dirigea droit vers la Rouquine, toujours perchée sur son tabouret de bar. « Un paquet pour vous, Miss. »

La Rouquine l’accepta et commença à défaire la ficelle.


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