— Ils sont peut-être encore sous l’eau », suggéra Pepper.

Ils songèrent aux Atlantidais, vêtus de toges mystiques flottant au gré des courants, coiffés de bocaux à poissons rouges, en train de prendre du bon temps sous le tumulte des vagues de l’océan.

Pepper résuma l’opinion générale : « Hum.

— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Brian. Le temps s’est un peu éclairci. »

Finalement, ils jouèrent à Charles Fort Qui Faisait Des Découvertes. Pour ce faire, l’un d’eux se promenait sous les vestiges délabrés d’un parapluie pendant que les autres lui faisaient les honneurs d’une averse de grenouilles, ou plus précisément, de grenouille. Ils n’avaient pu en découvrir qu’une seule dans la mare. C’était un batracien d’un âge avancé qui avait une longue pratique des Eux et qui tolérait leurs attentions comme le prix à payer pour la jouissance d’une mare par ailleurs libre de poules d’eau ou de brochets. Il endura patiemment la situation un moment avant de gagner en quelques sauts une retraite secrète et encore ignorée des Eux, dans une vieille conduite.

Ensuite, ils rentrèrent déjeuner.

Adam se sentait très content du travail accompli au cours de la matinée. Il avait toujours suque le monde était un endroit passionnant, et son imagination l’avait peuplé de pirates, de bandits, d’espions, d’astronautes et assimilés. Mais il avait aussi le soupçon lancinant que, quand on y regardait de vraiment près, toutes ces choses n’existaient plus que dans les livres.

Tandis que ces histoires sur l’Air du Cerceau, c’était la vérité vraie. Les adultes écrivaient plein de bouquins dessus ( Le Nouvel Aquarienregorgeait de publicités sur ce sujet) et les Petits Gris, les Hommes-Papillons, les Yétis, les monstres marins et les pumas du Surrey existaient réellement. Si Cortés, sur son promontoire de Darién, avait eu les pieds légèrement humides après une chasse aux grenouilles, il aurait ressenti exactement les mêmes émotions qu’Adam en cet instant.

Le monde était riche de merveilles et d’étrangetés, et il en occupait le centre.

Il avala son repas à toute allure et se retira dans sa chambre. Il y avait encore plein de Nouvel Aquarienqu’il n’avait pas encore lus.

Le chocolat, figé en une pâte brunâtre, remplissait la moitié de la tasse.

Certaines personnes avaient passé des siècles à essayer de déchiffrer les prophéties d’Agnès Barge. Elles avaient été très intelligentes, dans l’ensemble. Anathème Bidule, qui était aussi près d’être Agnès que l’autorisaient les dérives génétiques, était la plus douée du lot. Mais aucune n’avait été un ange.

Beaucoup de gens qui rencontraient Aziraphale pour la première fois en tiraient trois conclusions : qu’il était anglais, qu’il était intelligent et qu’il était plus gay qu’un arbre chargé de singes gazés à l’oxyde d’azote. Sur les trois, deux étaient erronées : le Paradis n’est pas situé en Angleterre, quoi qu’aient pu en penser certains poètes, et les anges n’ont pas de sexe, à moins qu’ils ne veuillent vraiment faire un effort. Mais intelligent, il l’était certainement. Et son intelligence était celle des anges qui, sans être spécialement plus élevée que celle des humains, a un champ d’action beaucoup plus large. Et il avait l’avantage de millénaires d’expérience.

Aziraphale était le premier ange à posséder un ordinateur. C’était une petite machine en plastique, bon marché, lente, qu’on avait prétendue idéale pour les petites entreprises. Aziraphale s’en servait religieusement pour tenir des comptes d’une si scrupuleuse exactitude que les services des Impôts l’avaient déjà soumis à cinq vérifications, intimement persuadés qu’ils étaient que tout cela dissimulait une combine louche.

Mais les calculs auxquels il se livrait pour l’heure n’étaient pas de ceux dont un ordinateur est capable.

Parfois, il griffonnait quelque chose sur une feuille de papier placée à côté de lui. Elle était couverte de symboles que huit autres personnes au monde auraient pu comprendre ; deux d’entre elles avaient obtenu le prix Nobel, et parmi les six qui restaient, il y en avait un qui bavait beaucoup et qu’on n’autorisait pas à détenir des objets tranchants, par crainte de l’emploi qu’il pourrait en faire.

Anathème fit son déjeuner d’une soupe au miso et médita sur ses cartes d’état-major. Aucun doute, la zone qui entourait Tadfield était riche en lignes de force ; le célèbre révérend Watkins en personne y avait identifié quelques leys. Mais, sauf erreur considérable de la part d’Anathème, ils commençaient à changer de position.

Elle avait passé son week-end à faire des relevés avec son thauodalite et son pendule, et sa carte au millième de la région de Tadfield était désormais couverte de petits points et de flèches.

Elle les considéra un moment. Puis elle s’empara d’un stylo-feutre et, jetant un occasionnel coup d’œil de confirmation sur son carnet de notes, elle commença à les joindre.

La radio était allumée. Anathème ne l’écoutait pas vraiment. Et donc une grande partie des gros titres lui passa laidement au-dessus de la tête. Ce n’est que lorsque deux ou trois mots clés s’immiscèrent jusqu’à sa conscience qu’elle commença à prêter l’oreille.

Un nommé Un Porte-Parole était à deux doigts de l’hystérie.

« c danger pour les employés ou le public, disait-il.

— Et quelle quantité exacte de matériau s’est échappée ? » s’enquit l’interviewer.

Il y eut un silence. « Nous préférerions ne pas employer le terme échappée, dit le porte-parole. Pas échappée. Temporairement égarée.

— Vous voulez dire qu'elle est toujours sur place ?

— Nous ne voyons vraiment pas comment on aurait pu la soustraire d’ici.

— Vous avez bien dû envisager une intervention terroriste ? »

Il y eut un nouveau silence. Puis le porte-parole déclara, sur le ton calme de quelqu’un qui a supporté tout ce qu’il était capable de supporter et qui va démissionner tout de suite après, pour aller élever des poulets quelque part : « Oui, il le faut bien, je suppose. Il nous suffît de trouver des terroristes capables de retirer de son logement tout un réacteur nucléaire en service sans que personne ne s’aperçoive de rien. Il pèse un millier de tonnes et mesure une douzaine de mètres de hauteur. Ce sont donc des terroristes trèsmusclés. Vous avez peut-être envie de leur passer un coup de fil, monsieur, pour leur poser des questions sur ce même ton pincé et comminatoire ?

— Mais vous avez dit que la centrale continuait à produire de l’électricité, s’étrangla l’interviewer.

— C'est bien le cas.

— Mais comment est-ce possible, s’il n’y a plus de réacteur ? »

Même à la radio, on distinguait clairement le sourire dément du porte-parole. On voyait d’ici son stylo, en suspens au-dessus de la rubrique Fermes à vendredu Monde de la Volaille. « Nous n’en savons rien, répondit-il. Nous comptions sur vous pour nous l’expliquer, puisque vous êtes si malins, à la BBC. »

Anathème baissa les yeux vers sa carte.

Ce qu’elle venait de dessiner ressemblait à une galaxie, ou aux pétroglyphes qu’on trouve sur les monolithes Celtiques les plus huppés.

Les leys se déplaçaient. Ils dessinaient une spirale.

EUe était centrée – en gros, en tenant compte d’une certaine marge d’erreur, mais centrée, néanmoins – sur Lower Tadfield.

À plusieurs milliers de kilomètres de là, quasiment à l’instant où Anathème contemplait ses spirales, le vaisseau de plaisance Morbilliétait échoué par trois cents brasses d’eau.

Pour le capitaine Vincent, ce n’était qu’un problème parmi d’autres. Par exemple, il savait qu’il devait contacter ses propriétaires, mais d’un jour à l’autre – et parfois d’une heure à l’autre, dans notre monde informatisé – il ne savait jamais quien était le propriétaire.


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