Ils accordèrent à la proposition toute la réflexion qu’elle méritait.

« Faut reconnaître que c’est plus malin que de creuser des tunnels, fit Pepper.

— Ouais, ben, je suppose que c’est comme ça qu’ils font, concéda Adam. Ils ont dû y penser, c’est tellement évident. »

Brian contemplait rêveusement le ciel, tandis qu’un de ses doigts inventoriait le contenu d’une de ses oreilles.

« C’est quand même drôle. Tu passes toute ta vie à aller à l’école pour apprendre des choses, et on te parle jamais du Triangle des Bermudes, ou des OVNIs ou des Maîtres du Mystère qui courent à l’intérieur de la Terre. J’aimerais bien savoir pourquoi on doit étudier des trucs barbants, alors qu’y a des tas de trucs super qu’on pourrait apprendre. »

Un chœur d’approbation s’éleva.

Ensuite, ils sortirent jouer à Charles Fort et aux Atlantidais contre les Maîtres Secrets du Tibet, mais les Tibétois se plaignirent qu’utiliser d’anciens lasers mystiques, c’était de la triche.

À une certaine époque, on avait eu du respect pour les Inquisiteurs. Ça n’avait pas duré.

Matthew Hopkins, par exemple, l’Inquisiteur général, découvrit des sorcières dans tout l’est de l’Angleterre, au milieu du XVII esiècle, percevant auprès de chaque ville et village neuf pence par sorcière dénichée.

Le problème était là. On ne paie pas un Inquisiteur à l’heure. Quand un Inquisiteur, au bout d’une semaine d’inspection des vieillardes locales, déclarait au maire : « Félicitations, pas un seul chapeau pointu en vue », il recevait pour sa peine des remerciements empressés, un bol de soupe et un au revoir poli, mais ferme.

Et donc, pour ne pas se retrouver dans le rouge, Hopkins fut contraint de mettre au jour une prodigieuse quantité de sorcières. La chose nuisit à sa popularité auprès des conseils municipaux. Il finit pendu pour sorcellerie à son tour, dans un village d’East Anglia qui avait conclu, avec un certain bon sens, qu’on pouvait restreindre les dépenses en éliminant les intermédiaires.

Beaucoup de gens croient que Hopkins a été le dernier Inquisiteur général.

Au sens strict, ils ont raison. Mais pas comme ils l’imaginent, cependant. L’armée des Inquisiteurs continua sa carrière, plus discrètement.

Il n’y a plus de véritable Inquisiteur général.

Pas plus qu’il n’y a d'Inquisiteur colonel, d’Inquisiteur major, d’Inquisiteur capitaine ou même d’Inquisiteur lieutenant (le dernier s’est tué en 1933, en tombant d’un très grand arbre à Caterham, tandis qu’il essayait de mieux voir ce qu’il prenait pour une orgie satanique de l’espèce la plus décadente, et qui n’était que le banquet dansant annuel de l’association des commerçants de Caterham et Whyteleafe).

Toutefois, il existe un Inquisiteur sergent.

Il y a aussi, désormais, un Inquisiteur deuxième classe. Il s’appelle Newton Pulsifer.

C’était la petite annonce de la Gazettequi l’avait attiré, entre un frigo à vendre et une portée de pas-tout-à-fait-dalmatiens.

VENEZ REJOINDRE LES PROFESSIONNELS.

ON RECHERCHE ASSISTANT À MI-TEMPS

POUR COMBATTRE LES PUISSANCES DES TÉNÈBRES.

UNIFORME ET ENTRAÎNEMENT DE BASE FOURNIS.

PROMOTION AU CHAMP D'HONNEUR ASSURÉE.

MONTREZ QUE VOUS ÊTES UN HOMME !

Pendant sa pause déjeuner, il avait téléphoné au numéro inscrit au bas de l’annonce. Une voix de femme lui avait répondu.

« Heu, bonjour, fit-il d’une voix hésitante, j’ai lu votre annonce.

— Laquelle, mon chou ?

— Heu, benc celle qui était dans le journal.

— D'accord, mon chou. Bon, madame Tracy Écarte le Voile tous les après-midi, sauf le jeudi. Les groupes sont les bienvenus. Alors, à quel moment aimeriez-vous découvrir les Mystères, mon chou ? »

Newton hésita. « L’annonce disait : “Venez rejoindre les professionnels”, dit-il. On n’y parlait pas de madame Tracy.

— Alors, c’est à M r Shadwell que vous voulez parler. Une petite seconde, je vais voir s’il est là. »

Plus tard, quand il connut madame Tracy un petit peu mieux, Newt apprit qu’en citant l’autre petite annonce, celle du magazine, il aurait pu recourir aux services de madame Tracy en matière de discipline stricte et de massages intimes, tous les soirs sauf le jeudi. Il y avait encore une troisième petite annonce, collée dans une cabine téléphonique, quelque part. Quand, très longtemps après, Newt lui demanda de quoi il était question dans cette dernière, elle répondit : du jeudi. Finalement, on entendit un bruit de pieds traînant dans un couloir sans moquette, une toux rauque et une voix couleur de vieil imperméable grommela :

« Ouais ?

— J’ai lu votre annonce : VENEZ REJOINDRE LES PROFESSIONNELS. Je voulais en savoir un peu plus.

— Oui-da. Y en a beaucoup qu’aimeraient en savoir un peu plus, et y en a beaucoupc » La voix laissa couler un silence impressionnant, puis reprit à plein volume : « Y en beaucoup qu’AIMERAIENT PAS.

— Oh, couina Newton.

— C'est quoué, ton nom, mon gars ?

— Newton. Newton Pulsifer.

— LUCIFER ? C’est ça qu’t’as dit ? Appartiens-tu aux fils des Ténèbres, es-tu une eud’ces créatures tentatrices et affriolantes issues des profondeurs, dont les membres voluptueux s’élèvent des lupanars d’Hadès, un esclave torturé et lubrique eud’tes maîtres infernaux au bord du Styx ?

— Non : Pulsifer. Avec un P. Le reste de ce que vous avez dit, je ne sais pas, mais ma famille est originaire du Surrey. »

À l’autre bout du fil, la voix prit un ton vaguement déçu.

« Oh ! Certes. Bon, d’accord. Pulsifer. Pulsifer. Javions déjà vu ce nom-là quéq’part, je m’trompe ?

— Je n’en sais rien. Mon oncle tient une boutique de jouets à Hounslow, ajouta Newton à tout hasard.

— Ha bé tiens doooncc » fit Shadwell.

Il avait un accent indéfinissable, qui parcourait toutes les régions d’Angleterre comme un rallye automobile. Ici, un sergent instructeur fou originaire du pays de Galles, là un ancien de High Kirk, qui avait vu quelqu’un faire quelque chose le dimanche et, entre les deux, un lugubre berger du Dale, ou un avare aigri du Somerset. Les différentes origines de l’accent importaient peu : aucune n’était aimable.

« Et t’as toutes tes dents ?

— Oh oui. Avec quelques plombages.

— Es-tu en bonne condition physique ?

— Je crois bien, bredouilla Newt. Je veux dire, c’est pour ça que je voulais m’inscrire dans la Brigade Territoriale. Brian Potter, de la Comptabilité, arrive à soulever cinquante kilos, sur le banc, depuis qu’il en fait partie. Et il a défilé devant la Reine Mère.

— Combien eud’tétons ?

— Pardon ?

— Eud’tétons, mon gars, eud’tétons, s’irrita la voix. T’as combien eud’tétons ?

— Euh. Deux ?

— Parfait. Et t’as tes prop’ ciseaux ?

— Mes quoi ?

— Ciseaux ! Des ciseaux ! Mais t’es sourd ?

— Non. Si. Enfin, je veux dire : j’ai des ciseaux. Je ne suis pas sourd. »

Le chocolat était pratiquement solidifié. Une moisissure verte prospérait à l’intérieur de la tasse.

Et la personne d’Aziraphale était couverte d’une fine couche de poussière.

La pile de notes s’accumulait à côté de lui. Les belles et bonnes prophétiesétaient devenues une masse de marque-page improvisés à partir de bandes arrachées au Daily Telegraph.

Aziraphale s’étira, puis se pinça le nez.

Il touchait au but.

Il voyait comment tout s’agençait.

Il n’avait jamais rencontré Agnès. Elle était à l’évidence trop maligne pour ça. D'ordinaire, le Ciel et l’Enfer repéraient les individus aptes à la prophétie et émettaient assez de friture sur les mêmes canaux mentaux pour en brouiller la précision. En fait, c’était rarement nécessaire ; ils trouvaient tout seuls le moyen de créer des parasites, afin de se défendre contre les images qui résonnaient dans leur tête. Ce pauvre vieux saint Jean avait ses champignons, par exemple. La mère Shipton, sa bière. Nostradamus, une collection de singulières concoctions orientales. Saint Malachi avait un alambic.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: