Il entendit quatre sonneries, puis un toussotement, suivi d’une pause, et d’une voix tellement détendue qu’elle n’aurait probablement pas pu tenir debout sans être soutenue : « Salut ! Ici Terrence Rampa. Euh, jec

— Rampa ! » Aziraphale essayait de chuchoter et de hurler en même temps. « Écoute ! Je n’ai pas beaucoup de temps ! Lec

— c suis probablement absent actuellement, ou alors je dors, ou je suis occupé, ou je ne sais quoi, maisc

— La ferme ! Écoute-moi ! Il était à Tadfield ! Tout est inscrit dans le livre ! Il faut que tu empêchesc

–... après le bip, et je vous rappellerai. Buy.

— Il faut que je te parle tout de suitec

— Biiiilliiiilliiip.

— Arrête de faire des bruits ! Il est à Tadfield ! C'est ça, que j’avais senti ! Il faut que tu ailles là-bas et quec »

Il éloigna le combiné de sa bouche.

« Merde ! » C’était son premier juron depuis plus de quatre mille ans.

Minute. Le démon possédait une deuxième ligne, non ? C’était bien son genre. Aziraphale fouilla dans son répertoire, faillit le laisser tomber par terre. Ils allaient s’impatienter.

Il trouva l’autre numéro. Il le composa. La réponse fut quasi immédiate, au moment même où la clochette de la porte d’entrée tintinnabulait doucement.

La voix de Rampa augmenta de volume en s’approchant du combiné : « ... et je ne plaisante pas. Allô ?

— Rampa, c’est moi !

— Grmm. » La voix était d’une abominable neutralité. Même dans l’état où il se trouvait, Aziraphale flaira les problèmes.

« Tu es seul ? demanda-t-il prudemment.

— Non. Je suis avec un vieil ami à moi.

— Écoute-moic !

—  Arrière, engeance infernale ! »

Aziraphale se retourna avec une infinie lenteur.

Shadwell frémissait d’exaltation. Il avait tout vu. Tout entendu. Il n’avait rien compris, mais il savait quel usage on fait des pentacles, des cierges et de l’encens. Il était parfaitement au courant. Il avait vu Les vierges de Satan quinze fois au cinéma, seize en comptant celle où on l’avait expulsé de la salle pour avoir hurlé son opinion peu flatteuse de cet Inquisiteur à la manque de Christopher Lee.

Ces salopiots l’avaient manipulé. Ils avaient ridiculisé les glorieuses traditions de l’Armée.

« J’aurions ta peau, sale bâââtard ! » hurla-t-il, en avançant comme un ange vengeur mangé aux mites.

« J'savions ben c’que tu mijotes, tu viens ici séduire les fââmmes et les soumettre à ta volonté perverse !

— Je crois que vous vous êtes trompé de boutique, répondit Aziraphale. Je rappellerai, dit-il dans le combiné avant de raccrocher.

— l’avions vu quéq’ tu faisais », gronda Shadwell.

Il avait un peu de bave autour de la bouche. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé une telle fureur.

« Euhc il ne faut pas se fier aux apparences », commença Aziraphale, conscient au moment où il prononçait ces paroles que cette entrée en matière aurait demandé plus de travail.

« Ça, j’en doutions point ! s’écria Shadwell, triomphant.

— Non, je voulais direc »

Sans quitter l’ange des yeux, Shadwell recula précipitamment, empoigna la porte de la boutique et la claqua de façon à faire tinter la clochette.

« La cloche », entonna-t-il.

Il s’empara des Belles et bonnes prophétiespour faire claquer le livre sur la table.

« Le livre », aboya-t-il.

Il farfouilla dans sa poche et en tira son fidèle briquet Bic.

«  Et la chandelle, ou presque ! » hurla-t-il en commençant à avancer.

Sur sa trajectoire, le cercle luisait d’une lumière bleutée.

« Euhc intervint Aziraphale. Je crois qu’il vaudrait mieux éviter dec »

Shadwell ne l’écoutait pas. « Par les pouvoirs que m’confère mon office d’Inquisiteur, psalmodia-t-il, j’t’im-posions eud’fuir ce lieuc

— Vous voyez, le cerclec

— c et d’rejoindre les régions qui t’ont ingindré, sans passer parc

— c il serait très dangereux pour un humain d’y poser le pied sansc

— c et délivrez-nous du malc

— N’approchez pas du cercle, espèce d’idiot !

— c pour ne plus jamais tourmenter.

— D’accord, d’accord, mais, par pitié, tenez-vous à l’écart dec »

Aziraphale courut vers Shadwell en agitant instamment les mains.

« c pour ne POINT PLUS REV’NIR ! » achèva Shadwell, en pointant un ongle vengeur bordé de crasse.

Aziraphale baissa les yeux vers ses pieds et poussa son second juron en cinq minutes. Il avait franchi les limites du cercle.

« Oh, putain ! » dit-il.

Un accord mélodieux se fit entendre et la lumière bleue disparut. Aziraphale disparut avec elle.

Trente secondes s’écoulèrent. Shadwell ne bougea pas. Ensuite, d’une main gauche tremblante, il empoigna sa dextre pour la baisser avec précaution.

« Houhou ? Ohééé ? »

Personne ne répondit.

Shadwell frémit. Puis, la main tendue devant lui comme un revolver avec lequel il n’osait pas tirer mais qu’il ne savait pas non plus décharger, il sortit dans la rue, et laissa la porte claquer derrière lui.

Le choc fit trembler le parquet. Un des cierges d’Aziraphale se renversa, répandant sa cire brûlante sur les lattes de vieux bois sec.

L’appartement londonien de Rampa était le summum de la classe. Il était tout ce que doit être un appartement — spacieux, blanc, élégamment meublé – et il affichait cette griffe du styliste, une ambiance de lieu où l’on ne vit pas, et qu’on obtient uniquement en n’y vivant pas.

D'ailleurs, Rampa n'y vivait pas.

C’était simplement un endroit où il revenait en fin de journée, quand il était à Londres. Les lits étaient toujours faits ; le réfrigérateur était perpétuellement rempli de mets de choix qui ne se gâtaient jamais (après tout, c’est bien pour cette raison que Rampa avait acheté un frigo) et d’ailleurs, il n’avait jamais besoin de dégivrage, ni même d’électricité.

Le salon contenait une immense télévision, un canapé de cuir blanc, un magnétoscope et un lecteur de disques compacts, un répondeur, deux téléphones – la ligne du répondeur et sa ligne privée (un numéro que n’avaient pas encore découvert les légions de démarcheurs par téléphone qui s’entêtaient à vouloir lui vendre des doubles vitrages, qu’il possédait déjà, ou une assurance sur la vie, dont il n’avait nul besoin) – et une chaîne stéréo d’un noir mat, de celles qui sont si merveilleusement conçues qu’elles ont seulement besoin d’un interrupteur et d’un bouton pour le volume. Rampa n’avait négligé qu’un élément : les haut-parleurs. Il les avait oubliés. Mais c’était sans grande importance. La restitution du son restait parfaite.

Il y avait un fax débranché, aussi intelligent qu’un ordinateur, et un ordinateur, aussi intelligent qu’une fourmi retardée. Et pourtant, tous les six mois, Rampa le mettait à jour des derniers perfectionnements, parce que, selon lui, le genre d’humain qu’il essayait d’être se devait de posséder un ordinateur haut de gamme. Celui-ci ressemblait à une Porsche munie d’un écran. Les manuels étaient encore dans leur sachet transparent 32 .

En fait, dans son appartement, Rampa n’accordait d’attention particulière qu’à une seule chose : ses plantes vertes. Elles étaient plantureuses, chlorophyllées, splendides, avec des feuilles brillantes, saines, lustrées.

Pour obtenir un tel résultat, Rampa arpentait l’appartement une fois par semaine avec un brumisateur pour plantes en plastique vert, humidifiait les feuilles et parlait à ses plantes.

L’idée de leur parler lui avait été suggérée par une émission sur Radio 4 au début des années soixante-dix, et lui avait semblé excellente. Mais peut-être que parler n’est pas le mot le plus approprié pour décrire ce que faisait Rampa.

En fait, il leur faisait une peur de tous les diables.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: