« Rampaaaant ? » appela une voix gutturale. Hastur.

« Il est par là, siffla une autre voix. Je sens la présence de cette petite ordure visqueuse. » Ligur.

Hastur et Ligur.

Rampa aurait été le premier à proclamer qu’au fond, très au fond, la plupart des démons n’étaient pas vraiment mauvais. Dans le grand combat cosmique, ils avaient le sentiment d’occuper un poste équivalent à celui de percepteur – ils accomplissaient une tâche impopulaire, certes, mais capitale dans le grand dessein des choses. Dans le même ordre d’idées, certains anges n’avaient rien de parangons de vertu ; Rampa en avait rencontré un ou deux qui, quand il s’agissait de châtier les impies, châtiaient nettement plus fort que la situation ne l’exigeait. Dans l’ensemble, tout le monde avait un travail à faire et s’employait à l’accomplir.

Et d’un autre côté, on trouvait des gens comme Ligur et Hastur, qui tiraient de si noires délices des choses déplaisantes qu’on aurait quasiment pu les croire humains.

Rampa se carra dans son fauteuil de cadre. Il se contraignit à se détendre et échoua de façon terrifiante.

« Par ici, les gars, lança-t-il.

— On veut te parler », dit Ligur (d’une voix qui voulait faire comprendre que “parler” était synonyme d’“infliger une éternité de souffrances atroces”), et le démon trapu poussa la porte du bureau.

Le seau vacilla puis s’abattit, pour coiffer proprement la tête de Ligur.

Laissez tomber un fragment de sodium dans de l’eau. Regardez-le s’enflammer et flamber, tournoyer comme un fou, en sifflant et en bouillonnant. Ce fut la même chose ; mais en moins joli.

Le démon s’écorcha, s’embrasa et palpita. Une fumée grasse et brune monta de lui, et il hurla, hurla et hurla encore. Puis il se ratatina, se replia sur lui-même, et il ne resta de lui qu’une flaque luisante, ressemblant à une poignée de limaces broyées, dans un disque brûlé et noirci de la moquette.

« Salut », lança Rampa à Hastur, qui marchait derrière Ligur mais n’avait malheureusement pas reçu la moindre éclaboussure.

Il y a des choses inimaginables ; des bassesses auxquelles même un démon ne croirait pas qu’un de ses congénères puisse descendre.

« c De l’eau bénite. Salopard, dit Hastur. Immonde salopard. Il ne t’avait jamais fait aucun mal.

— Pas encore », rectifia Rampa qui se sentait vaguement plus à l’aise, maintenant que les forces s’étaient un peu équilibrées. Un peu, mais pas totalement, il s’en fallait de beaucoup. Hastur était Duc des Enfers. Rampa n’était même pas conseiller municipal.

« Ce qui va t’arriver sera répété à voix basse par les mères dans les coins sombres, pour terrifier leurs petits », dit Hastur ; puis, il trouva que le langage de l’Enfer n’était pas à hauteur de ce qu’il voulait exprimer. « Tu vas te faire dégommer, mon salaud », ajouta-t-il.

Rampa leva son brumisateur en plastique vert et le secoua d’un air menaçant. « Va-t’en », dit-il. Il entendit le téléphone sonner en bas. Quatre sonneries, puis le répondeur se déclencha. Il se demanda vaguement qui c’était.

« Tu ne me fais pas peur », répondit Hastur. Il regardait une goutte d’eau couler de l’embout et descendre lentement le long du récipient en plastique, en direction de la main de Rampa.

« Tu sais ce que je tiens ? demanda Rampa. C’est un brumisateur pour plantes acheté en grande surface, le brumisateur le moins cher et le plus efficace qui soit au monde. Il peut projeter un fin nuage de gouttelettes. Ai-je besoin de te rappeler ce qu’il contient ? Ça peut te changer en ça. » Il montra du doigt l’horreur sur la moquette. « Maintenant, va-t’en. »

Puis la goutte qui coulait le long du brumisateur atteignit les doigts repliés de Rampa et s’arrêta. « Tu bluffes, déclara Hastur.

— C’est bien possible », répondit Rampa d’une voix qui indiquait, du moins l’espérait-il, qu’un bluff était la dernière chose qu’il pouvait avoir en tête. « Et peut-être que je ne bluffe pas. Tu tiens à vérifier si tu es dans un jour de chance ? »

Hastur fit un geste, et la boule de plastique se désagrégea comme du papier de riz, éclaboussant d’eau le bureau et le costume de Rampa.

« Oui », répondit Hastur. Puis il sourit. Ses dents étaient trop aiguës, et sa langue dardait entre elles. « Et toi ? »

Rampa ne répondit pas. Le plan A avait fonctionné. Le plan B avait échoué. Tout reposait sur le plan C, et il n’y avait qu’un seul problème : Rampa n'avait rien préparé au-delà de la phase B.

« Soit, siffla Hastur, c’est l’heure. Allons-y, Rampa.

— Je crois qu’il y a une chose que tu devrais savoir, lança Rampa pour gagner du temps.

— Et quoi donc ? » Hastur eut un sourire.

C’est alors que le téléphone sur le bureau de Rampa sonna.

Il décrocha et prévint Hastur : « Ne bouge pas. Il y a quelque chose de très important qu’il faut que tu saches, et je ne plaisante pas. Allô ?

« Grmm », dit-il. Puis il ajouta : « Non. Je suis avec un vieil ami à moi. »

Aziraphale lui raccrocha au nez. Rampa se demanda ce qu’il voulait.

Et soudain, le plan C apparut dans sa tête. Il ne reposa pas le combiné. Il dit : « Très bien, Hastur, tu as réussi l’épreuve. Tu es prêt à jouer dans la cour des grands.

— Tu es devenu fou ?

— Mais non. Tu ne comprends donc pas ? C’était un test. Les Seigneurs de l’Enfer voulaient savoir si l’on peut te faire confiance, avant de te donner le commandement des Légions des Damnés, dans la Guerre qui s’annonce.

— Rampa, tu es en train de mentir ou tu as perdu la tête, voire même les deux à la fois », rétorqua Hastur. Mais son assurance semblait entamée.

L’espace d’un instant, il avait pris cette hypothèse en considération ; c’est là que Rampa le tenait. Il n’était pas impossible, après tout, que l’Enfer soit bel et bien en train de le mettre à l’épreuve. Que Rampa soit autre chose que ce qu’il paraissait. Hastur était paranoïaque, ce qui est simplement une réaction raisonnable et saine quand on vit aux Enfers, où tout le monde est vraiment contre vous.

Rampa commença à composer un numéro. « Pas de problème, duc Hastur. Je ne m’attends pas à ce que tu me croies, reconnut-il. Mais si tu demandais au Conseil des Ténèbres ? Je suis sûr qu’ils te convaincront. »

La liaison avec le numéro qu’il venait de former s’établit avec un clic, et la sonnerie commença à retentir.

« Salut, couillon », lança-t-il.

Et il disparut.

En une minuscule fraction de seconde, Hastur disparut à son tour.

Au fil des ans, on a consacré d’innombrables heures de travail théologique à débattre de la célèbre question : combien d’anges peuvent-ils danser sur une tête d’épingle ?

Pour parvenir à une réponse, il faut tenir compte des faits suivants :

D'abord, les anges ne dansent pas. C’est une caractéristique des anges. Ils savent goûter en connaisseurs la Musique des Sphères, mais ils n’éprouvent jamais le besoin de se mettre à guincher comme des bêtes. Donc : zéro.

Enfin, presque. Aziraphale avait appris la gavotte dans un discret club pour gentlemen de Portland Place, à la fin des années 1880, et s’il avait initialement paru aussi doué pour la danse qu’un canard pour la haute finance, il avait fini par y acquérir une aisance indéniable. Aussi ressentit-il une vive contrariété quand, quelques décennies plus tard, la gavotte passa définitivement de mode.

Par conséquent, à condition que la danse soit une gavotte et qu’on lui fournisse une partenaire adéquate (à condition également, c’est une pure théorie, qu’elle aussi sache danser la gavotte etqu’elle soit capable de la danser sur une tête d’épingle), la réponse est catégorique : un.

Mais là encore, on pourrait se demander combien de démons peuvent danser sur une tête d’épingle. Ils viennent de la même souche de base, après tout. Et eux, ils dansent, au moins 35 .


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