Seulement, elle va mourir. Elle va être brûlée vive. Et, Shadwell le comprend dans son rêve, c’est une horrible façon de mourir.

Les langues de flamme montent plus haut.

Et la femme conserve les yeux levés. Elle le regarde en face, tout invisible qu’il est. Et elle sourit.

C’est alors que tout fait boum .

Un fracas de tonnerre.

C’était le tonnerre, pensa Shadwell en se réveillant avec la sensation indéracinable qu’on continuait à le regarder.

Il souleva les paupières : treize yeux de verre l’observaient depuis les étagères du boudoir de madame Tracy, le scrutant à partir d’une gamme variée de têtes en peluche.

Il détourna le regard, pour croiser celui d’un individu qui le dévisageait avec insistance. C’était lui-même.

Peuchère, songea-t-il, en proie à la terreur, j’faisions une de ces expériences de sortie du corps, j’pouvions vouèr mon prop’ corps, j’étions foutu, à c’tte heurec

Il exécuta des mouvements frénétiques de natation pour tenter de regagner son enveloppe chamelle et puis, comme c’est généralement le cas en semblables circonstances, la situation devint brusquement claire.

Shadwell se détendit et se demanda pourquoi on avait eu l’idée saugrenue de coller un miroir au plafond. Il secoua la tête, perplexe.

Il descendit du lit, enfila ses bottines et se redressa, aux aguets. Il lui manquait quelque chose. Une cigarette. Il plongea les mains dans ses poches, en tira une boîte de fer-blanc et commença à s’en rouler une.

Shadwell avait fait un rêve, il en était conscient. Il ne s’en souvenait plus, mais ce songe oublié l’avait mis mal à l’aise.

Il alluma sa cigarette. Et il vit sa main droite : l’arme absolue. L’instrument du Jugement Dernier. Il pointa un doigt vers l’ours borgne sur le manteau de la cheminée.

« Pan ! » Il eut un petit rire râpeux. Il n’avait pas l’habitude des petits rires et il fut pris d’une quinte de toux, se retrouvant ainsi en territoire familier. Il avait envie de boire quelque chose. Une boîte de lait concentré sucré.

Madame Tracy en aurait sûrement.

Il sortit du boudoir d’un pas pesant, en direction de la cuisine.

Il s’arrêta sur le seuil. Madame Tracy parlait à quelqu’un. À un homme.

« Alors, que voulez-vous exactement que j’y fasse ? demandait-elle.

— Ach, bon sang eud’ fumelle », marmonna Shadwell. Elle recevait un de ses chevaliers servants, de toute évidence.

«  Pour être tout à fait franc, chère madame, mes plans sur ce point sont encore par la force des choses en pleine fluctuation. »

Le sang de Shadwell ne fit qu’un tour. Il traversa le rideau de perles au pas de charge en hurlant : « Les péchés eucT Sodome et Gomorrhe ! Profiter d’une câââ-tin sans défense ! Faudra m’passer su ! corps ! »

Madame Tracy leva la tête et lui sourit. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

« Oukilé ? s’enquit Shadwell.

— Qui donc ?

— Une tantouze eud’Sudiste. J'lavions entendu. Il était ici, à vous insinuer des choses. J'lavions ben entendu. »

La bouche de madame Tracy s’ouvrit, et une voix annonça : «  Pas n’importe quelle tantouze sudiste, sergent ShadwelL. LA tantouze sudiste. »

Shadwell laissa tomber sa cigarette. Il leva le bras, en tremblant légèrement et pointa la main sur madame Tracy.

« Démon, croassa-t-il.

—  Non,dit madame Tracy avec la voix du démon. Bon, je sais ce que vous pensez, sergent Shadwell. Vous vous dites que d’une seconde à l'autre, cette tête va se mettre à tourner sur elle-même, et que je vais vomir de la purée de pois. Eh bien, non. Je ne suis pas un démon. Et j’aimerais que vous écoutiez ce que j’ai à vous dire.

— Engeance du Malin, fais silence, ordonna Shadwell. J’prêterions point l’oreille à tes viles menteries. Sais-tu c’que c’est qu’ça ? C’est une main. Cinq doigts, dont un pouce. J’avions déjà exorcisé un de tes pareils ce matin. Alors sors de la tête de cett’ brav’femme, ou j’t’expédions dans l’aut’ monde.

— C’est tout le problème, M r Shadwell, intervint madame Tracy avec sa propre voix. L’autre monde. Il arrive. Voilà le hic. M r Aziraphale était en train de m’en parler. Maintenant, cessez de faire le bêta, M r Shadwell, asseyez-vous et prenez un peu de thé. Il va tout vous expliquer, à vous aussi.

— J’écout’rions point tes perfidies enjôleuses, fumelle. »

Madame Tracy lui adressa un sourire. « Allons, grand fou . »

Il aurait pu affronter n’importe quoi d’autre.

Il s’assit.

Mais il ne baissa pas la main.

Les pancartes qui se balançaient en hauteur proclamaient que les voies à destination du Sud étaient fermées, et une petite forêt de cônes orange avait fait son apparition, déroutant les automobilistes vers une voie réquisitionnée sur la section d’autoroute orientée vers le nord. D'autres panneaux priaient les automobilistes de réduire leur vitesse à cinquante à l’heure. Des voitures de police canalisaient les conducteurs, comme des chiens de berger rayés de rouge.

Les quatre motards ignorèrent l’ensemble des panneaux, des cônes, et des voitures de police, et ils poursuivirent leur chemin sur la voie sud déserte de la M6. Les quatre autres motards, juste derrière eux, ralentirent un peu.

« On devrait pas, euhc j’sais pas, moic s’arrêter ? demanda Gens Vraiment Cool.

— Ouais. Y a peut-être eu un carambolage », renchérit Marcher Dans Une Crotte De Chien (anciennement Tous Les Étrangers Mais Surtout Les Français, anciennement Les Trucs Qui Marchent Jamais Même Quand On Leur File Un Coup de Latte, jamais officiellement Bière Sans Alcool, brièvement Problèmes Personnels Embarrassants, autrefois connu sous le sobriquet de Crado).

« On est les Quatre autresCavaliers de l’Apocalypse, dit IVG. On fait comme eux. On les suit. »

Ils continuèrent en direction du sud.

« Ça sera un monde rien que pour nous, disait Adam. Les autres ont pas su s’y prendre, mais on peut tout remettre en ordre si on repart à zéro. Vous trouvez pas ça chouette ? »

« Vous connaissez bien l'Apocalypse selon saint Jean, je suppose ? »demanda madame Tracy avec la voix d’Aziraphale.

— Oui-da », mentit Shadwell. Ses connaissances en matières bibliques commençaient et s’achevaient avec l’Exode, chapitre vingt-deux, verset dix-huit, qui concerne ceux qui usent de sortilèges et d’enchantements, section : souffrir leur présence, sous-section : pourquoi il ne faut pas. Il avait une fois jeté un vague coup d’œil sur le verset dix-neuf, qui parlait de punir de mort ceux qui commettent des crimes abominables avec une bête, mais il avait eu l’impression que la chose dépassait plutôt le cadre de sa juridiction.

«  Vous avez donc entendu parler de l'Antéchrist ?

— Oui-da », répondit Shadwell. Il avait vu un film sur le sujet. Ça parlait de plaques de verre qui tombaient de camions pour trancher la tête aux gens, si sa mémoire était bonne. Pas la moindre sorcière qui se respecte. Il s’était endormi au milieu du film.

«  L’Antéchrist vit actuellement sur cette Terre, sergent. Il va précipiter L'Apocalypse, le Jour du Jugement Dernier, même s’il n’en est pas conscient. Le Ciel et l’Enfer se préparent tous deux à la guerre, et tout cela va très mal tourner. »

Shadwell se contenta d’émettre un grognement.

«  Je n’ai pas à proprement parler la capacité nécessaire pour intervenir dans cette affaire, sergent. Mais vous voyez bien, j’en suis sûr, que la destruction imminente de ce monde n’est pas une chose qu’un homme raisonnable devrait tolérer. Suis-je dans le vrai ?

— Oui-da, j’supposions », admit Shadwell en tétant le lait condensé d’une boîte rouillée que madame Tracy avait dénichée sous l’évier.

«  Alors, il ne reste qu’une seule chose à faire. Et vous êtes le seul homme sur lequel je puisse compter. Il faut tuer l’Antéchrist, sergent Shadwell. Et c’est à vous qu’incombe cette tâche. »


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