M rs Young remua.

« Vous avez choisi un prénom ? susurra la sœur Mary.

— Hmm ? demanda M r Young. Oh, non, pas vraiment. Si ça avait été une fille, nous l’aurions baptisée Lucinda, comme ma mère. Ou Germaine. Ça, c’était l’idée de Deirdre.

— Absinthe, c’est très joli », suggéra la bonne sœur, qui connaissait ses classiques. « Ou Damien. C’est très en vogue, Damien. »

Anathème Bidule – sa mère, qui n’avait guère étudié là théologie, avait lu le mot un jour, et jugé que ce serait un prénom ravissant pour une fille – Anathème, donc, avait huit ans et demi, et elle lisait le Livre sous les draps, à la lueur d’une lampe de poche.

Les autres enfants apprennent à lire sur des abécédaires ornés d’images bigarrées représentant des arbres, des balles, des chiens et tutti quanti.Pas la famille Bidule. Anathème avait appris à lire dans le Livre.

On n’y trouvait ni arbres, ni balles. Il y figurait une assez jolie gravure sur bois, représentant Agnès Barge sur le bûcher, avec une expression plutôt guillerette.

Le premier mot qu’Anathème avait su reconnaître, c’était belles.À huit ans et demi, rares sont ceux qui savent que beaua parfois le sens de « scrupuleusement exact », mais Anathème était du nombre.

Le deuxième mot fut bonne.

La première phrase qu’elle ait jamais lue à voix haute fut :

« Je te le dicz, entends bien mes paroles. Quatre chevaulcheront, et quatre mefmement, et troys parcourront les Cieulx comme deux, et un Seul voyagera dans les Flammes ; et rien ne sçaura les arrefter : poiffons ni pluie ni route, Ange ni Démon. Et tu seras là toi aussi, Anathème. »

Anathème adorait lire des choses qui parlaient d’elle.

(Des parents aimants, abonnés aux suppléments du dimanche convenables, pouvaient acheter certains livres, où le nom de leur progéniture apparaissait en lieu et place de celui du héros ou de l’héroïne. Cette initiative avait pour but d’intéresser l’enfant au livre. Dans le cas d’Anathème, elle n’était pas seule à figurer dans le Livre — et avec une exactitude absolue, jusqu’ici. On y parlait aussi de ses parents, de ses grands-parents et de tout le monde, en remontant jusqu’au XVII e siècle. Elle était encore trop jeune et trop égocentrique pour attacher de l’importance au fait qu’on n’évoquait nulle part ses enfants ni, d’ailleurs, aucun événement futur au-delà d’un délai de onze ans. Mais quand on a huit ans et demi, onze ans représentent toute une existence, ce qui allait être le cas, s’il fallait en croire le Livre.)

C’était une enfant intelligente, au visage pâle, aux yeux et aux cheveux noirs. La plupart des gens étaient mal à l’aise en sa présence, une caractéristique familiale qu’elle avait héritée de son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, en même temps que de dons paranormaux, en quantité supérieure à la dose idéale.

Elle était précoce et assurée. Le seul reproche que ses maîtres osaient adresser à Anathème concernait son orthographe ; non qu’elle soit mauvaise, mais elle avait trois siècles de retard.

Les bonnes sœurs prirent le bébé A et l’échangèrent contre le bébé B sous le nez de la femme de l’attaché culturel et des agents de sécurité, en usant d’un habile expédient : elles emmenèrent le bébé sur un chariot (« Il faut le peser, ma petite dame, c’est obligatoire, c’est la loi. ») pour en ramener un autre, un peu plus tard.

L’attaché culturel lui-même, Thaddeus J. Dowling, avait été rappelé en catastrophe à Washington quelques jours plus tôt, mais il était resté en contact avec M rs Dowling à travers toute l’expérience de l’accouchement, pour l’aider à respirer.

La présence de son conseiller financier sur une autre ligne n’avait pas facilité l’opération. À un moment donné, il avait été obligé de la faire patienter vingt minutes au bout du fil.

Mais ça ne comptait pas.

La naissance d’un enfant est l’expérience la plus heureuse que deux êtres humains peuvent partager, et il ne voulait pas en rater une seconde.

Il avait demandé à un agent des Services Secrets de tout filmer au Caméscope.

En règle générale, le Mal ne se repose jamais, et il ne voit donc pas pourquoi tout le monde ne ferait pas de même. Mais Rampa aimait dormir, c’était un des plaisirs de ce monde. Particulièrement au terme d’un bon repas. Il avait dormi pendant presque tout le XIX e siècle, par exemple. Non qu’il en ait besoin, mais il aimait ça 6 .

Un des plaisirs de ce monde. Il avait intérêt à les goûter au maximum, maintenant, tant que c’était encore possiblec

La Bentley rugissait dans la nuit, en direction de l’est.

Bien entendu, il était en faveur de l’Apocalypse, par principe. Si on lui avait demandé pour quelle raison il avait passé des siècles à manipuler les affaires de l’humanité, il aurait répondu : « Oh, pour qu’arrive l’Apocalypse et que triomphent les forces du Mal. » Mais il y a une différence entre travailler dans ce but, et le voir se concrétiser.

Rampa avait toujours su qu’il verrait la fin du monde : il était immortel, il n’avait donc pas le choix. Mais il avait espéré que ça n’arriverait pas avant très longtemps.

Parce qu’il aimait bien les gens. C’est un grave défaut, chez un démon.

Oh, certes, il faisait de son mieux pour empoisonner leur courte existence ; c’était son travail. Mais il n’aurait jamais pu imaginer les horreurs dont le genre humain était capable. Les mortels semblaient particulièrement doués pour ça. C’était dans leur nature, apparemment. Le monde dans lequel ils naissaient démontrait son hostilité par mille petits détails, et ils s’ingéniaient à encore envenimer la situation. Au fil des ans, Rampa avait eu de plus en plus de mal à accomplir des actes assez démoniaques pour trancher sur le fond perpétuel de méchanceté ambiante. À plusieurs reprises, au cours du dernier millénaire, il avait eu envie d’envoyer un message aux Tréfonds pour dire : Écoutez, autant laisser tomber tout de suite, fermez Dis, le Pandémonium et tout le tremblement, on va s’installer en surface. On n’inventera rien qu’ils n’aient déjà mis en pratique, et ils sont capables de trucs qui ne nous seraient jamais venus à l’idée, souvent avec des électrodes. Ils ont une chose dont nous manquons totalement : l’imagination. Et l’électricité, bien sûr.

N’est-ce pas un mortel qui avait écrit : « L’enfer est désert et tous les démons sont ici. »

On avait félicité Rampa pour l’Inquisition espagnole. C’est vrai, il vivait en Espagne à l’époque ; en fait, il traînait dans les cantinasdes régions les plus agréables. Il n’était même pas au courant, avant de recevoir la citation. Il était allé jeter un coup d’œil et était revenu prendre une cuite qui avait duré une semaine.

Et Jérôme Boschc Quel cinglé !

Et quand on les croyait pervers au-delà de tout ce que l’Enfer pouvait concocter, ils manifestaient à l’occasion plus de grâce que le Ciel n’en aurait pu rêver. Souvent, c’était le même type dans les deux cas. Ça venait de cette histoire de libre arbitre, bien entendu. Démoralisant.

Aziraphale avait tenté de lui expliquer tout ça, un jour. Le principe, avait-il dit – c’était vers 1020, ils venaient de conclure leur petit Accord –, le principe, c’est qu’un humain choisit d’être bon ou mauvais. Tandis que le rôle de gens comme Rampa et, bien sûr, lui-même, était défini dès le départ. Les humains ne pouvaient pas atteindre à la béatitude s’ils n’avaient pas la capacité d’être vraiment mauvais.

Rampa y avait réfléchi quelque temps, et avait répondu, aux alentours de 1023 : Hé, minute, ça ne fonctionne, tu vois, que si tout le monde part à égalité, non ? On ne peut pas espérer que quelqu’un qui fait ses débuts dans une masure fangeuse au beau milieu d’une zone de conflits se débrouille aussi bien que celui qui naît dans un château.


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