Rien dans l’expression de cet homme ne trahissait ses pensées. Ses yeux pleins de douceur et surmontés de sourcils blancs broussailleux faisaient de lui l’archétype du grand-père bienveillant. Pas le moindre éclat de triomphe n’y brillait. S’il avait été aussi retors lors de la négociation de l’accord avec l’Alliance, l’Union eût disposé des codes d’accès à Pell. Mais il excellait surtout en politique politicienne. Et c’était un autre personnage immuable. Son électorat se composait de professionnels : consuls, délégués, responsables de l’immigration et administrateurs de stationc un nombre restreint d’individus chargés d’élire un représentant à un poste honorifique à l’origine mais devenu très important au fil du temps. Seigneur, de quel droit les législateurs avaient-ils pris de telles libertés avec le système politique ? En créant ce qu’ils appelaient le « nouveau modèle », un gouvernement élu par un électorat responsable et informé,ils avaient jeté par le sas dix millénaires d’expériencec ces maudits théoriciens qui comptaient parmi eux Olga Emory et James Carnath, à l’époque où Cyteen détenait la majorité au Conseil des Neuf et au Conseil des Mondes.
— Un dur revers, commenta Bogdanovitch.
Il serra la main de Corain et la tapota.
— C’est la volonté de l’électorat. Je ne puis la contester.
Il était surpris de pouvoir se contrôler ainsi.
— Nous n’avions encore jamais obtenu un pourcentage de voix aussi élevé.
« Un jour, vieux pirate, nous serons majoritaires.
Et tu seras encore là pour assister à notre victoire. »
— La volonté de l’électorat, répéta Bogdanovitch.
Corain lui retourna un sourire forcé puis reporta son attention sur Jenner Harogo, un autre individu du même bord qui occupait le siège des puissantes Affaires Intérieures, et sur Catherine Lao du bureau de l’Information, l’organisme chargé de passer les bandes au crible.
Emory approcha et tous abandonnèrent Corain en plein milieu d’une phrase pour aller se joindre à sa cour. Il adressa un regard peiné à l’Industrie, Nguyen Tien de Viking ; et aux Finances, Mahmud Chavez de Station Voyagerc deux centristes. L’homme qui occupait leur quatrième siège, l’amiral Leonid Gorodin, se tenait un peu plus loin, entouré par ses assistants en uniforme. La Défense était, paradoxalement, leur allié le moins sûrc celui qui risquait le plus de revoir sa position et de passer dans le camp des expansionnistes s’il y trouvait le moindre avantage à court terme. Gorodin s’était joint aux centristes dans l’espoir d’obtenir que les transports de troupes de type Excelsior soient stationnés dans l’espace proche où il pourrait les utiliser et non, pour le citer, loin sur notre arrière-garde pendant que l’Alliance décrète un nouvel embargo. Si vous souhaitez que vos électeurs viennent vous réclamer des biens de première nécessité, si vous voulez voir éclater un autre conflit armé, citoyens, il vous suffit d’envoyer ces transporteurs aux marches de l’Espace-profond et d’abandonner les rênes de notre destin aux mercantis de l’Alliancec
Sans oublier que le traité de Pell – cet accord selon lequel l’Alliance transporterait le fret et ne fabriquerait aucun vaisseau de guerre, et l’Union (qui disposait d’un grand nombre de tels appareils) conserverait sa flotte mais ne construirait aucun cargo pour lui faire de la concurrence – pouvait être assimilé à un pot-de-vin diplomatique, une rançon versée pour obtenir la libre circulation des marchandises. Même Emory avait voté contre cette proposition de Bogdanovitch.
Les stations s’étaient abstenues. Le Conseil Général avait dû trancher et il s’en était fallu de peu qu’elle ne fût rejetée. L’Union était lasse de la guerre, des interruptions des échanges économiques, de la pénurie.
À présent, Emory souhaitait lancer une nouvelle campagne d’exploration et de colonisation ; là-bas, aux confins de l’Espace-profond.
Tous savaientqu’il n’en résulterait rien de bon. Que Sol eût rejoint le camp adverse le démontrait. Ce projet avait jeté la Terre dans les bras de l’Alliance, pour solliciter des échanges commerciaux, l’ouverture de nouveaux marchés. Sol avait des voisins, et ses ingérences irréfléchies dans les affaires d’autrui seraient probablement à l’origine de tensions aux marches de l’Alliance, pour ne pas dire au sein même de l’Union. Gorodin insistait sur ce point. Etil en profitait pour réclamer une augmentation conséquente du budget de la Défense.
Sa position était la plus faible et il eût été renversé en cas de vote de confiance. Les centristes risquaient de perdre son siège, s’il n’obtenait pas les appareils nécessaires à la flotte dans les zones stratégiques.
Et l’électorat mercantile venait de leur faire subir un revers, une défaite cuisante. Les centristes avaient cru remporter une victoire, avoir une chance de contrecarrer Emory. Et ils en seraient réduits à invoquer un vice de procédure. Le projet Espoir incluait en effet une réquisition de vaisseaux et une attribution de budget prioritaire, ce qui permettrait aux modérés de retarder le vote jusqu’à l’arrivée de DeFranco et sa prise de fonctions.
Ouc ils pourraient se retirer afin que le quorum ne pût être atteint. La question serait alors renvoyée devant le Conseil des Mondes dont les membres n’étaient pas inféodés aux labos de Reseune, surtout au sein de l’important bloc de Cyteen composé principalement de centristes. S’ils se faisaient les dents sur un projet de loi aussi complexe avant qu’il n’eût été soumis à l’approbation des Neuf, ils proposeraient une foule d’amendements que le Conseil s’empresserait de rejeter et le texte se verrait ainsi condamné à effectuer des navettes pendant des mois.
Ce serait à Gorodin d’essayer de convaincre les expansionnistes de reporter le vote. Il était le principal intéressé, le militaire bardé de médailles, le héros. Ils l’enverraient au combat en espérant qu’il réussirait à faire fléchir leurs adversaires. Faute de quoi il ne leur resterait qu’à se retirer, tous les quatre. Ils devraient payer un prix politique élevé, pour empêcher d’atteindre le quorum et clore la session.
Mais c’était de temps dont ils avaient besoin, pour permettre à leurs partisans d’agir, découvrir s’il n’existait rien qu’ils pourraient utiliser contre leurs adversaires, apprendre si DeFranco serait dans les actes aussi modérée qu’elle prétendait l’êtrec ou, tout au moins, si elle soutiendrait les centristes lorsqu’il lui faudrait se prononcer sur un projet de loi risquant de lui faire perdre le soutien de son électorat. Elle pourrait, pourrait, pencher en faveur d’un ajournement.
Les conseillers gagnèrent leurs sièges. Le groupe d’Emory arriva le dernier. C’était prévisible.
Bogdanovitch utilisa son antique maillet.
— La session du Conseil est ouverte, déclara-t-il.
Puis il communiqua le résultat des élections et confirma la nomination de Ludmilla DeFranco en tant que conseillère du bureau du Commerce.
Résolution déposée et appuyée par Catherine Lao et Jenner Harogo. Emory restait assise, semblant penser à autre chose. Elle n’intervenait jamais, dans le cadre de telles procédures. Son expression d’ennui et les lentes révolutions de son style entre ses doigts aux ongles démesurés indiquaient qu’elle devait puiser dans sa patience pour endurer ces formalités de pure forme.
Pas de discussion. Une succession de ouipolis et dûment enregistrés.
— Article suivant à l’ordre du jour, déclara Bogdanovitch. L’acceptation de Denzill Lal en tant que procurateur de sera DeFranco jusqu’à l’arrivée de cette dernière.
La même routine. Un autre chapelet de ouiapathiques, une plaisanterie échangée entre Harogo et Lao, quelques petits rires. Aucune réaction de Gorodin, Chavez, Tien. Emory parut le noter. Corain la vit jauger ce silence en fermant les yeux à demi. Le style interrompit ses révolutions dans les airs. Il lut de la méfiance dans le regard qu’elle lui adressa. Quant à son sourire, il entrait dans la catégorie de ceux destinés à rendre plus courtois de tels contacts.