Serge Brussolo

A l’image du dragon

 

 

 

 

 

 

 

 

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ÉDITIONS DU MASQUE 17 rue Jacob 75006 Paris

         © SERGE BRUSSOLO ET ÉDITIONS DU MASQUE-HACHETTE LIVRE, 2003.

Tous droits de traduction, de reproduction, d’adaptation, de représentation réservés pour tous les pays

Les chevaliers de caoutchouc  

– Tout ce qui est conçu à l’image du dragon est mauvais, dit le prêtre. La seule lueur que vous pourrez entr’apercevoir dans les pupilles de la bête est celle du mal. Pour cette raison vous ne devez avoir qu’un seul but : tuer, encore tuer. Toujours tuer.

Ils étaient dix. Dix jeunes hommes en armure noire agenouillés dans le sable brûlant du désert. Nath n’avait pas besoin de tourner la tête pour les compter. Il en connaissait parfaitement le nombre puisqu’il était l’un d’eux.Comme ses compagnons, il tenait le bouclier rond sur son ventre, comme eux il sentait la morsure du soleil sur le couvre-nuque du casque à large visière, où seule une mince fente laissait filtrer le regard.

L’armure était noire. Le sable beige, décoloré par tant de lumière et d’éblouissement. Le paysage de dunes et de rocailles avait blanchi sous les feux du jour, telle une étoffe oubliée sur un fil, et que cuit et recuit la brûlure de midi.

Devant eux le monde perdait ses lignes pour s’évaporer dans l’intense luminosité du matin. Le soleil gommait les contours jusqu’à les dissoudre dans le néant.

– La saison du feu est passée, martelait le prêtre, le temps du soleil est maintenant révolu. Bientôt les nuages vont pulluler, envahir le ciel et nous connaîtrons à nouveau le fléau de la pluie.

Nath cligna nerveusement des paupières. Pourtant le rayonnement solaire ne l’indisposait en rien ; comme tous ceux de sa race, il pouvait regarder l’astre du jour en face sans s’en trouver incommodé, mais la cérémonie du départ s’éternisait et il avait mal aux genoux. Dans son dos, la falaise dressait sa muraille où les strates d’empilements minéraux successifs dessinaient de curieuses bandes alternées. Un peu plus haut étaient les grottes. Il s’efforça de chasser de son esprit l’image des siens. Dans quelques minutes il entamerait sa quête et pas une seule fois, sur le trajet rectiligne qui le mènerait vers l’horizon, il n’aurait le droit de se retourner pour regarder derrière lui.

Il faisait chaud. Soixante-dix degrés Celsius, peut-être même quatre-vingts à la verticale des rayons, mais Nath ne transpirait pas encore. Les races du désert, il est vrai, vivaient depuis toujours en harmonie avec la canicule.

Le sable crissa soudain à l’extrême droite de la file et, malgré la vision limitée qu’offrait le heaume, Nath aperçut la haute silhouette de Razza, le grand prêtre, sanglé lui aussi dans sa cuirasse anti-pluie. Le vieux maître fit quelques pas, s’arrêta face à la plaine et leva lentement la tête vers le ciel dans l’attitude rituelle des chasseurs de nuages ou des guetteurs d’averses. Mais il ne s’agissait que d’une pose symbolique. La saison humide était encore éloignée et aucun cumulus ne viendrait tacher le ciel avant plusieurs semaines.

Razza pivota ; la luminosité soulignait chaque pièce de sa cotte d’une fine ligne d’ombre qu’on eût dite tracée au crayon gras. Nath remarqua que la chaleur et le temps avaient fini par fissurer l’armure du grand prêtre. Une multitude de petites crevasses sillonnaient le caoutchouc mou du bouclier, du casque et des jambières. Il en allait de même pour chacun des jeunes gens agenouillés. Le latex des cimiers et des cuirasses, d’abord amolli par le soleil, s’était changé en une carapace fendillée, criblée de réseaux de craquelures. Nath fit la moue ; son propre costume de protection présentait une déchirure à la cuisse, et le bout des gants commençait à se dissoudre.

Razza avait entamé la psalmodie des adieux à laquelle répondait, en sourd écho, la voix des habitants des grottes. Malgré lui, Nath chercha à distinguer dans ce marmonnement épais un timbre connu ; en vain.

– La saison du feu est passée, martelait le prêtre, le temps du soleil est maintenant révolu. Bientôt les nuages vont pulluler, envahir le ciel et nous connaîtrons à nouveau le fléau de la pluie. Six mois s’écouleront, six mois avant que ne revienne la saine brûlure. Une demi-année à trembler sous les averses et les trombes d’eau, à nous tenir terrés au fond des cavernes. Une demi-année à fuir l’appétit du dragon…

A ces mots un murmure craintif courut dans les profondeurs de la falaise, fait des pleurs des enfants et du gémissement des femmes.

– Vous le savez comme moi, reprit le maître de cérémonie dont la voix s’éraillait, les fils de la vase vont s’éveiller, et avec eux l’horrible faim des hibernants. Beaucoup d’entre nous périront avant la fin de ce semestre, beaucoup ne verront pas se lever le feu du ciel. Comme chaque année cette saison sera pour nous celle de la mort. Mais aujourd’hui nous sommes là pour sanctifier le départ des chevaliers-quêteurs, hier c’étaient encore des enfants, demain ils seront nos protecteurs ! Ils portent dans leur cœur la haine inspirée par l’image du dragon, l’horreur du peuple de l’eau, le dégoût des suppôts de marécage. Ils feront tout pour combattre nos prédateurs, tout pour empêcher l’holocauste annuel dont nous sommes les victimes. Grâce à leur courage, grâce à leur sacrifice, davantage de femmes et d’enfants échapperont cet hiver à la mort ignominieuse de la pluie, à l’appétit des dévorants…

Il dut s’interrompre, car le vent de sable chassait son discours au-delà des dunes. Nath ferma les yeux. La gifle crépitante s’abattait sur le cimier, griffait le caoutchouc terni de la cuirasse. Le vent… C’était déjà le signe de la fin des chaleurs, un présage funeste, l’annonce des tourments. Au fond des cavernes, les devins avaient tenu conseil. Les augures n’étaient guère favorables. Les guetteurs de nuages hochaient sombrement la tête depuis le début de l’été ; les médiums et les voyants leur faisaient écho. Les tâteurs de pluies, comme on les appelait, avaient pris conseil de leurs douleurs, des tiraillements de leurs rhumatismes, tous avaient été formels : la saison des pluies serait précoce.Déjà les troupeaux de nuages avaient entamé leur transhumance. Bientôt les moutonnements sombres des cumulo-nimbus chevaucheraient sur la blancheur du ciel, sinistre cavalerie préludant au déluge. Il fallait, sans tarder, dépêcher la horde des chevaliers-quêteurs, les jeter à travers l’immensité du désert pour la course sans retour à laquelle on les préparait depuis des années.

Razza avait renâclé. La nouvelle promotion n’était pas prête. Avec le temps et l’incessant retour des saisons, l’âge des initiés diminuait, bientôt on se retrouverait contraints d’employer des enfants ou des puceaux, peut-être même des femmes ! Le conseil des anciens savait tout cela, mais la pluie venait, et avec elle le réveil des dragons…Il avait fallu accélérer la formation, armer des gamins. On leur avait donné l’armure de gomme rituelle : le casque à visière avec sa fente vitrée, le bouclier-parapluie qu’on pouvait tenir au-dessus de sa tête pour se protéger de l’averse, la cuirasse, les gants… Un costume de combat étrangement mou, un heaume auquel on ne demandait d’amortir aucun coup d’épée, mais seulement – et surtout – d’être étanche.Les garçons avaient dû s’habituer à remuer, s’agenouiller, courir, revêtus de ce carcan de caoutchouc noir.

Les adolescentes ricanaient sur leur passage, et les surnommaient « les grenouilles ». Les adultes, eux, fronçaient les sourcils et serraient les mâchoires pour refouler l’appréhension qu’ils sentaient monter dans leur poitrine.


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