Cette fois l’enjeu était de taille : les pierres-miroirs, fort rares, avaient la faculté de décupler la lumière émise par les feux de camps et les torches résineuses qu’on utilisait au fond des grottes pendant la saison des pluies. Ces réflecteurs naturels amplifiaient le rayonnement du spectre nourricier au-delà de toute espérance. Une bougie mise en leur présence développait une aura de blancheur digne du grésillement d’un éclair zébrant le ciel. La famille qui réussissait à se constituer une réserve de ces minéraux photo-amplificateurs n’avait plus à se soucier de la mauvaise saison. Elle se nourrirait du simple rayonnement des torches, elle pourrait troquer les pierres de moindre volume contre des objets de luxe. Sa position sociale à l’intérieur du clan en serait du même coup modifiée. C’est souvent ainsi que se signalaient les futurs chefs : par le butin de lumière qu’ils s’avéraient capables de conquérir au mépris du danger…

Nath trébuchait dans le sillage de son père, enivré par la course et le soulagement que lui apportait la perspective d’échapper, pour un semestre, à l’horrible obligation de l’alimentation buccale, rite immonde auquel il n’avait jamais réussi à s’accoutumer. Il faudrait ramener beaucoup de pierres, un plein sac chacun, quitte à en avoir l’épaule sciée jusqu’à l’os, car leur pouvoir n’était malheureusement pas éternel. Un caillou gros comme le poing s’épuisait en quinze jours si on ne le conservait pas enfoui dans le sol ou enveloppé dans un emballage opaque ; bref en un lieu où il ne pouvait refléter aucune source lumineuse.

Il conviendrait non seulement d’amasser une réserve suffisante pour l’entretien de la famille, mais aussi de quoi alimenter les offrandes aux Anciens, aux prêtres, auxquelles on ne couperait pas si l’on voulait échapper aux tracasseries rituelles dont ils avaient le secret.

Vers midi, Rodos s’arrêta au pied d’un tertre pyramidal haut de 3 coudées ; les blocs disjoints laissaient entrevoir une cavité encombrée d’objets dont Nath ignorait l’usage. Les pierres-miroirs se trouvaient scellées sur le pourtour du tombeau, dessinant une frise grossière. Rodos s’agenouilla aussitôt et, empoignant ses outils, entreprit de dessertir les cristaux. La tension nerveuse lui donnait un souffle haletant, et les mots s’emmêlaient dans sa bouche.

– Prends les chiffons goudronnés, fils ! chuchota-t-il (comme s’il craignait de réveiller les momies millénaires ensevelies au fond de la tombe). Emballe soigneusement chaque joyau ; dès que le soleil ne les nourrit plus ils commencent à se décharger. Dans le noir ils dorment.

Il eut un rire forcé et ajouta :

– C’est de la lumière en conserve, si tu préfères !

Nath dut se contraindre à émettre une sorte de hoquet joyeux. Depuis quelques minutes l’angoisse de son père déteignait sur lui. Il s’absorba dans son travail d’emballage, roulant chaque gemme dans un pan de toile dont la noirceur lui empâta progressivement les doigts, puis les paumes. Rodos ahanait, jurait à voix basse, et ses coups se faisaient moins assurés. Il fendit l’une des pierres, la rendant inutilisable, et se blessa au poignet. Nath se retira à l’écart. La besace se remplissait lentement. Rodos avait de toute évidence sous-estimé le travail de sertissage des orfèvres-funéraires, et l’escapade prenait l’aspect d’une dangereuse course contre la montre.

Entre deux séquences d’emballage, Nath risquait un œil timide à l’intérieur de la minuscule pyramide. Il crut distinguer les contours d’un sarcophage de très petite taille. Le cercueil d’un nain… ou d’un enfant ? Les légendes entretenues autour des feux de camps racontaient qu’une race de gnomes avait jadis régné sur le monde. Un peuple de dieux nains dont l’immense magie avait donné naissance aux Hydrophobes… et aux dragons. Mais personne ne savait quel crédit accorder à ces contes de bonne femme. La mémoire collective des fils du feu ne conservait aucun souvenir d’un tel culte, aussi les tombeaux qui fleurissaient çà et là, au hasard des sables, n’étaient-ils l’objet d’aucune vénération. D’ailleurs on en rencontrait fort peu, la lente avancée des dunes les submergeant au fil des années.

Rodos attaquait la seconde rangée de la frise quand le vent fraîchit. Des gifles régulières vinrent fouetter les dos nus du père et du fils. Levant le front, Nath remarqua que le ciel n’était plus aussi blanc…

– Père, risqua-t-il en effleurant de l’index la cuisse noueuse de l’homme, le temps… On dirait que…

Mais Rodos ne l’écoutait pas, absorbé par son travail, il avait fini par perdre conscience des choses qui l’entouraient. Plus rien n’avait d’importance que l’angle d’attaque du burin, la pesée de la masse, qui auraient raison de la sertissure. Il frappait, raclait, pesait. Chaque pierre volée aux momies des dieux-nains accroissait sa puissance. De simple coureur de piste, il s’élevait au rang de chef de groupe, de responsable des gîtes. Il devenait maître et intendant d’une caverne, on l’élisait au conseil des grottes, on…

Le nuage apparut au ras de l’horizon, comme une bête tapie qui flaire le vent. Nath sentit ses articulations se verrouiller sous l’effet de la peur et ses doigts creusèrent le sable pour s’y ménager une cache. La masse tumultueuse de vapeur d’eau oscillait sur la lointaine ligne des dunes, après une longue hésitation elle sembla prendre son envol, et le jeune garçon put voir son ventre sale porteur de pluie, sa panse semeuse de mort. Malgré la terreur qui l’habitait, il n’osa pas interrompre une nouvelle fois son père.

Enfin, Rodos se retourna, comme si le regard d’une bête féroce venait d’irriter sa nuque. Il blêmit. Abandonnant le burin, il chargea la besace sur son épaule, saisit Nath par la main et se mit à courir.

Derrière eux le nuage avait pris de la hauteur, étirant son bourgeonnement couleur de suie. Nath suffoquait, bouche grande ouverte, le flanc scié par un point de côté, essayant tant bien que mal de calquer sa foulée sur le rythme de son père. Peine perdue. Il se tordait les chevilles, s’enfonçait jusqu’aux genoux dans les croûtes de sable pourri.

– Vite ! balbutiait Rodos. Vite !

Et comme le gosse venait de s’écrouler, il le chargea sur son épaule et reprit sa course. Trop alourdi il n’avançait plus qu’en zigzag, d’une foulée mal assurée.

– Jette les pierres ! supplia Nath. Je t’en prie ! Jette les pierres ! Nous reviendrons, nous emmènerons des cuirasses, nous…

Mais Rodos n’écoutait pas, il filait d’un pas lourd de bête blessée chargeant à l’aveuglette, se cramponnant à ses trésors avec une obstination puérile. D’ailleurs il savait parfaitement qu’il ne pourrait pas revenir, il n’était pas assez riche ni assez important dans la hiérarchie du clan pour posséder une armure anti-pluie, une de ces carapaces de caoutchouc noir qui faisaient la fierté des anciens. Pour qu’on daigne lui en prêter une, ne fût-ce qu’une journée, il aurait fallu qu’il vende sa femme et sa fille. Il n’en était pas question.

Dès qu’ils eurent dépassé la ligne des dunes, il devint évident que leur fuite était sans espoir. La falaise où nichait la tribu dressait sa muraille à plus d’une heure de marche forcée. Entre l’endroit où ils se tenaient et la montagne qu’ils n’auraient jamais dû quitter, s’étendait le désert. Une étendue plate, lisse, parfaitement poncée par des millénaires d’érosion. Le nuage les dominait à présent, monstrueuse forteresse de buée. Le vent fraîchissait chaque seconde davantage. Rodos comprit que toute retraite était impossible, il fit volte-face et se rua dans ses propres traces.

Nath hurla, terrifié :

– Pas par là ! Pas par là ! Fais demi-tour !

Il se débattait, et la poigne de son père dut se faire plus impérieuse.

– Écoute ! haleta-t-il d’une voix presque inaudible, nous n’avons pas le temps de rejoindre la caverne, c’est trop tard, l’averse va éclater. Il faudra que tu fasses tout ce que je te dirai, compris ?


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