Emily écarquillait les yeux devant les animaux en peluche grandeur nature.

            – C’est doux ! s’émerveilla-t-elle en caressant une girafe haute de six mètres.

            C’était indéniable : l’endroit était magique, spectaculaire et faisait rapidement retomber en enfance. April s’extasia un long moment devant l’impressionnante collection de poupées Barbie, tandis que Matthew resta bouche bée en apercevant un train électrique géant dont les rails serpentaient sur plusieurs dizaines de mètres.

            Il laissa Emily courir encore quelques minutes entre les rayons, puis il s’agenouilla pour se mettre au niveau de la petite fille.

            – Bon, tu connais les règles : tu peux choisir deux cadeaux, mais ils doivent rentrer dans ta chambre.

            – Donc, pas la girafe, devina Emily en se pinçant la lèvre.

            – Tu as tout compris, chérie.

            Accompagnée d’April, la petite fille passa un temps fou à choisir un teddy bearparmi la centaine de modèles proposés. D’un air distrait, Matthew déambula dans l’espace où étaient exposés des modèles métalliques de type Meccano puis échangea quelques mots avec un magicien qui enchaînait des tours devant l’escalator. Même de loin, il gardait toujours un œil sur sa fille, heureux de la voir si enthousiaste. Mais ces moments de bonheur ravivaient la douleur de la perte de Kate. Il ressentait une telle injustice de ne pas pouvoir partager ces instants avec elle. Il s’apprêtait à rejoindre April lorsque son téléphone sonna. Le numéro de Vittorio Bartoletti s’afficha sur l’écran. Il décrocha et essaya de couvrir de sa voix le brouhaha ambiant.

            – Salut, Vittorio.

            – Bonjour, Matt. Où es-tu, là, dans une pouponnière ?

            – En pleines courses de Noël, mon vieux.

            – Tu préfères me rappeler ?

            – Donne-moi deux minutes.

            De loin, il adressa un signe à April pour la prévenir qu’il sortait fumer une cigarette, puis il quitta le magasin et traversa la rue pour rejoindre Copley Square.

            Plantée d’arbres et organisée autour d’une fontaine, la place était connue pour ses contrastes architecturaux. Tous les touristes y prenaient la même fascinante photo : les arcs, les portiques et les vitraux de Trinity Church qui se reflétaient sur les vitres en miroir de la Hancock Tower, le plus haut gratte-ciel de la ville. En ce dimanche ensoleillé, l’endroit était animé, mais beaucoup plus calme que le magasin. Matthew s’assit sur un banc et rappela son ami.

            – Alors, Vittorio, comment va Paul ? Son otite ?

            – Ça va mieux, merci. Et toi, tu te remets de ta drôle de soirée ?

            – Je l’ai déjà oubliée.

            – En fait, c’est pour ça que je t’appelle. Ce matin, j’ai raconté à Connie ta mésaventure et elle a été très troublée.

            – Vraiment ?

            – Elle s’est brusquement souvenue de quelque chose. Il y a environ un an, un soir où je n’étais pas au restaurant, Connie a accueilli une jeune femme au Numéro 5. Une fille qui prétendait avoir rendez-vous avec toi. Elle t’a attendu pendant plus d’une heure, mais tu n’es jamais venu.

            Matthew sentit brusquement le sang affluer à ses tempes.

            – Mais pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ?

            – C’est arrivé quelques jours seulement avant l’accident de Kate. Connie avait prévu de t’appeler pour te mettre au courant, mais la mort de ta femme a rendu l’incident anecdotique. Elle l’avait même oublié jusqu’à ce que je lui en reparle ce matin.

            – Tu sais à quoi ressemblait cette femme ?

            – D’après Connie, c’était une New-Yorkaise d’une trentaine d’années, plutôt jolie et élégante. Connie est chez sa mère avec Paul, mais je lui ai demandé de t’appeler dans l’après-midi. Elle t’en dira davantage.

            – Tu as un moyen de connaître la date exacte où cette femme est venue dîner ?

            – Écoute, je suis dans ma voiture, en route vers le restaurant. Je vais essayer de retrouver la réservation sur notre base de données. Connie se souvient que c’était le soir où son cousin de Hawaï était venu dîner.

            – Merci, Vittorio. J’attends que tu me rappelles. C’est vraiment important.

            *

            New York

            Restaurant Imperator

            Service de midi

            La main d’Emma trembla légèrement en versant le vin blanc dans des verres cristallins en forme de losange.

            – Madame, monsieur, pour accompagner vos cuisses de grenouille caramélisées et leurs févettes sautées à l’ail dans leur chapelure de pain d’épice, je vous propose un vin de la vallée du Rhône : un condrieu de 2008, cépage viognier.

            La jeune femme déglutit pour s’éclaircir la voix. Il n’y avait pas que sa main qui tremblait. Tout en elle vacillait. La soirée de la veille l’avait totalement ébranlée. Elle n’avait presque pas dormi de la nuit et des brûlures d’estomac violentes remontaient le long de son œsophage.

            – Vous pouvez percevoir la belle vivacité du condrieu, équilibré, tendu. C’est un vin aromatique, exubérant et floral.

            Elle termina le service de la table puis fit un signe à son assistant pour l’avertir qu’elle avait besoin d’une pause.

            Prise de vertige, elle s’éclipsa de la salle et s’enferma dans les toilettes. Elle était fébrile, elle transpirait, un bourdonnement continu et douloureux lui vrillait le crâne. Des giclées d’acide enflammaient son tube digestif. Pourquoi avait-elle si mal ? Pourquoi se sentait-elle si fragile ? Si épuisée ? Elle avait besoin de sommeil. Lorsqu’elle était fatiguée, tout s’accélérait dans sa tête. Des pensées négatives l’assaillaient presque sans répit, la faisant basculer hors de la réalité dans un monde fantasmagorique et effrayant.

            Secouée par une convulsion, elle se pencha au-dessus de la cuvette pour y vomir son petit déjeuner et resta plus d’une minute dans cette position, essayant de reprendre son souffle. Cette histoire de courrier électronique en provenance du futur l’effrayait. Nous étions en décembre 2010. Elle ne pouvait pas correspondre avec un homme qui vivait en décembre 2011 ! Donc cet homme était soit un malade mental, soit quelqu’un avec de mauvaises intentions. Dans les deux cas, c’était une menace. Pour elle et pour sa propre santé mentale. Elle en avait assez de tomber sur des fêlés. Cette fois, c’en était trop ! Ses derniers mois, son état s’était stabilisé, mais aujourd’hui, elle se sentait replonger dans l’angoisse. Elle aurait eu besoin de médicaments pour retrouver un peu de calme. Elle aurait eu besoin d’en parler à sa psychiatre, mais même Margaret Wood faisait défection, partie en vacances de Noël à Aspen.

            Merde !

            Elle se releva et se regarda dans le miroir, les mains appuyées des deux côtés du lavabo. Un filet de bile pendait à ses lèvres. Elle l’essuya avec une serviette en papier et se passa un peu d’eau sur le visage. Elle devait se raisonner et reprendre ses esprits. Cet homme ne pouvait rien contre elle. S’il essayait de la recontacter, elle ignorerait ses messages. S’il insistait, elle préviendrait la police. Et s’il essayait de s’approcher d’elle, elle saurait comment le recevoir : elle portait toujours dans son sac un pistolet à impulsion électrique. Avec sa couleur rose bonbon, son Taser ressemblait davantage à un sex-toy qu’à une arme d’autodéfense, mais il restait diablement efficace. Un peu rassérénée, Emma prit une profonde respiration, se recoiffa et retourna travailler.

            *

            Boston

            – Je peux avoir un lobster roll1 avec des frites ? demanda Emily.


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