… Pourtant, c’est Boston qui va l’emporter sur le score de 118 à 116. À la toute dernière seconde. Souvenez-vous bien du score, Emma :

            New York 116 – Boston 118

            Vous ne me croyez pas ?

            Regardez donc votre téléviseur…

            Son cœur cognait dans sa poitrine. Maintenant, ce type lui faisait vraiment peur. Crispée, les membres tétanisés, elle se leva difficilement de sa chaise et s’approcha pour suivre la fin du match en adressant des prières muettes pour que la prévision de Matthew ne se réalise pas.

            « Nous entrons à présent dans les cinq dernières minutes. New York mène toujours par 104 à 101. »

            Elle vécut les derniers moments de jeu avec appréhension. Pour dissiper son anxiété, elle essaya de respirer profondément. Il restait moins de deux minutes de temps de jeu et New York menait toujours.

            Une minute trente.

            Un panier des Celtics remit les deux équipes à égalité, 113 partout, puis un enchaînement de deux tirs à trois points de chaque côté rééquilibra la balance : 116 – 116.

            Emma se mordit la lèvre. Il restait moins de dix secondes lorsque Paul Pierce, l’un des joueurs de Boston, perça habilement la défense et se débarrassa de son adversaire par un stepback avant d’adresser un shoot… et de marquer deux points.

            « Boston mène de deux points ! 118 – 116 ! Les Knicks n’ont pas la chance de leur côté ! »

            Tandis que le joueur fêtait son action, le stade se mit à gronder de déception. Paniquée, Emma regarda le chronomètre.

            Celui-ci indiquait « 00.4 ». Il ne restait que quatre dixièmes de seconde. C’était perdu.

            Non ! Car dès la remise en jeu, un joueur des Knicks tenta l’impossible : un tir direct à huit mètres du cadre. Dans une trajectoire miraculeuse, la balle rentra dans le panier.

            « Un tir époustouflant !s’égosilla le commentateur. Stoudemire a sans doute inscrit le panier le plus important de toute sa carrière ! New York remporte le match ! 118 – 119 ! »

            Emma exulta avec l’ensemble de ses collègues, mais pas pour la même raison. Tout en elle se détendit brusquement. Matthew avait tort ! Il ne vivait pas dans le futur ! Il n’avait pas pu prédire l’issue du match ! Elle n’était pas folle !

            Sur l’écran, l’enceinte de Madison Square Garden s’enflammait. Les joueurs new-yorkais entamaient un tour du stade. Le public était debout et scandait des cris de victoire… jusqu’à ce que l’arbitre demande à revoir l’action en vidéo et que les images montrent ce que personne n’avait voulu voir : le ballon avait quitté les mains du joueur quelques centièmes de seconde après la sonnerie du buzzer !

            « Quel money time ! Au terme d’un match d’une intensité incroyable et d’un suspense hitchcockien, Boston a donc fait chuter les Knicks par 118 à 116, mettant fin à une série d’invincibilité de huit matchs ! »

            Prise de nausées, Emma se réfugia dans les toilettes de l’étage.

            Je deviens dingue !

            Elle était terrifiée, incapable de livrer bataille contre le démon intérieur qui dévastait sa raison. Comment donner un sens à ce chaos ? Un bidonnage paraissait invraisemblable : le match était en direct et il n’était pas possible de truquer une partie aussi acharnée. La chance ? Peut-être Matthew avait-il lancé ce résultat au hasard. Pendant un instant, elle se raccrocha à cette idée.

            Merde !

            On ne peut pas communiquer avec un homme du futur. Cela n’est tout simplement pas POSSIBLE !

            Emma se regarda dans le miroir. Son mascara avait coulé, son teint était cireux, cadavérique. Elle essuya les traces de maquillage avec un peu d’eau tout en essayant de remettre de l’ordre dans ses idées. Un détail qui l’avait troublée remonta alors à la surface. Pourquoi, lors du premier courrier qu’elle avait reçu, Matthew lui avait-il écrit : « Je suis le nouveau propriétaire de votre MacBook » ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’elle avait vendu son ordinateur dans le futur ? Que ce type l’avait acheté d’occasion et que, par une sorte de faille temporelle, ils pouvaient à présent correspondre en étant chacun sur une ligne de temps différente ? Ça ne tenait pas debout.

            Essoufflée comme si elle venait de courir un cent mètres, elle s’appuya contre le mur et prit soudain conscience de sa vulnérabilité et de sa solitude. Elle n’avait personne auprès de qui prendre conseil ou trouver du réconfort. Pas de vraie famille à qui se confier, à part un frère rigide et méprisant. Pas de véritables amis. Pas de mec. Même sa psy qu’elle payait une fortune avait déserté.

            Un nom improbable jaillit pourtant de sa mémoire : celui de… Romuald Leblanc.

            S’il y avait une personne qui pouvait peut-être l’aider avec cette histoire d’ordinateur, c’était bien le petit génie de l’informatique !

            Le moral soudain regonflé, elle sortit des toilettes et monta dans l’ascenseur jusqu’à l’étage du service de communication. Il y avait quelqu’un d’astreinte, mais en ce samedi, le service tournait au ralenti et le stagiaire ne travaillait pas le week-end. En insistant, elle parvint à obtenir le numéro de portable du Français et l’appela sur-le-champ. Au bout de deux sonneries, l’adolescent répondit d’une voix mal assurée :

            – Allô ?

            – J’ai besoin de toi, binoclard. Où es-tu ? Encore devant tes écrans à mater des filles en string ?

 9

            Les passagers du temps

            L’avenir, fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n’a rien.

            Victor HUGO

            New York, 2010

            Meatpacking District

            Un quart d’heure plus tard

            Un froid vif congelait les quais de l’Hudson.

            Emma claqua la portière du taxi. Un souffle glacé la cueillit dès sa descente de voiture. Frigorifiée, elle enfonça les mains dans les poches de son manteau. En cette fin d’après-midi, l’ancien quartier des abattoirs était plongé dans le brouillard. Elle resserra son écharpe et franchit l’arche d’acier qui menait au Pier 54, l’embarcadère historique des paquebots transatlantiques. Le lieu où Romuald lui avait donné rendez-vous.

            Un bruit de moteur lui fit lever la tête et elle découvrit une véritable escadrille composée d’une vingtaine d’hélicoptères miniatures et d’avions radiocommandés qui virevoltaient dans un ciel de neige. Éparpillés le long de la jetée goudronnée, des hommes de tout âge rivalisaient d’habileté pour piloter leurs engins.

            Elle chercha des yeux Romuald et mit plusieurs secondes avant de le reconnaître. Emmitouflé dans une épaisse parka, l’adolescent portait un bonnet de ski qui lui couvrait les oreilles et lui descendait jusqu’aux sourcils. Il essayait de faire décoller son appareil, un engin à quatre hélices qui restait désespérément cloué au sol.

            – Salut, tête de blatte, lança-t-elle en s’approchant par-derrière.

            Il sursauta et réajusta ses lunettes.

            – Bonjour, mademoiselle Lovenstein.

            – On est où, là ? À la réunion des geeks anonymes amateurs d’aéromodélisme ?

            – Ce sont des drones, expliqua l’adolescent.

            – Quoi ?

            – Ces petits appareils : ce sont des drones civils.

            Fascinée, Emma suivit du regard l’un des quadricoptères miniatures qui s’éleva très haut à la manière des cerfs-volants de son enfance, avant de placer une accélération et de fondre sur la jetée. Elle nota qu’aucun des engins radiocommandés n’avait la même apparence : avions, hélicoptères à quatre ou six rotors, objets en forme de soucoupe volante… Des OVNI artisanaux assemblés par une communauté de bricoleurs et de passionnés. Elle s’imagina ces gens dans leur garage : des informaticiens, des fans de robotique, attelés à souder des composants électroniques et des pièces détachées pour customiser leur engin avant de sortir le tester devant leurs copains.


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