Le commissaire de police rappela l’agent :

— Voyons, précisait-il, vous êtes certain que la victime est morte immédiatement ?

— Dame ! monsieur le commissaire, pendant que je dissipais l’attroupement qui s’était formé, un médecin est venu et c’est lui qui m’a dit comme ça que le mort était mort…

— Bien !… Ce médecin ne vous a pas indiqué la cause du décès ?

— Non, monsieur le commissaire, mais il m’a donné sa carte de visite…

L’agent fouillait dans la poche de sa tunique, en tirait un calepin crasseux entre les feuillets duquel il prenait en effet une carte qu’il tendait à son chef :

— Voilà, monsieur le commissaire…

Le magistrat regarda le nom : « Professeur Barrel, de l’Académie de Médecine », puis, tournant le bristol, lut à haute voix une indication au crayon :

«  Mort subite attribuable à un phénomène d’inhibition… »

Il demeura troublé :

— Ce professeur ne vous a pas expliqué ce qu’il entendait par « mort due à l’inhibition » ?

— Non, monsieur le commissaire…

— C’est ennuyeux… j’ignore ce que cela veut dire… enfin nous reprendrons le mot dans le rapport…

Le commissaire de police allait continuer son enquête, lorsqu’on frappa à la porte de son cabinet.

— Monsieur le commissaire, il y a un inspecteur de la Sûreté qui vous demande d’urgence… il affirme que vous l’avez fait appeler ?…

— Qu’il entre !…

Le personnage que l’agent annonça sous cette qualité toujours impressionnante : « Inspecteur de la Sûreté » était à peine apparu dans l’encadrement de la porte que le commissaire de police se leva et, les deux mains tendues, s’avança vers lui :

— Vous, Juve ! Ah ! je suis content de vous voir… Comment allez-vous ?

C’était, en effet, le célèbre inspecteur, le policier Juve que les hasards du service amenaient au commissariat de police ! Juve n’avait guère changé. C’était toujours le même homme, un peu trapu, un peu fort, mais étonnamment vif, agile, resté jeune, malgré sa moustache grisonnante, malgré la voussure des épaules qui, par moments, semblaient plier sous le poids des fatigues passées…

— Juve !

Lorsque à la suite de la terrible affaire Dollon, connue dans le public sous le nom de « le mort qui tue » Juve avait été blâmé officiellement par M. Annion, l’inspecteur de la Sûreté n’avait pu se défendre d’un sentiment de mauvaise humeur que les circonstances justifiaient. Après tout, s’il avait échoué, on ne pouvait lui en faire grief ! Nul n’aurait deviné la fin de cette affaire, l’invraisemblable procédé dont l’extraordinaire, le redoutable, le subtil Fantômas avait fait choix pour échapper à la dernière minute aux menottes que Juve s’apprêtait à lui passer aux mains… Et le policier, désespéré, mais nullement désireux d’abandonner la lutte contre le sinistre bandit qu’il poursuivait depuis des années, avait demandé quelques semaines de congé, s’était tenu coi, puis avait repris son poste à la préfecture de police, cherchant à se faire oublier, à attirer le moins possible l’attention sur son personnage, se bornant à guetter une occasion qui lui permettrait de rentrer en scène, de pourchasser à nouveau son ennemi personnel…

Depuis lors, rien n’avait pu le mettre sur la piste de Fantômas. Aucun crime ne s’était produit dans des circonstances pouvant permettre de supposer la participation de l’insaisissable meurtrier…

Le policier commençait à se demander si, bien que n’ayant pas été assez heureux pour arrêter ce roi des assassins, ce génie du crime, il n’avait pas toutefois réussi, en le démasquant une fois encore, à l’obliger à la fuite, à le mettre dans l’impossibilité de nuire ?…

C’était du moins ce qu’il disait, ce qu’il prétendait, ce qu’il s’efforçait de persuader à ses chefs, qu’il tentait de faire considérer comme vrai par l’opinion publique qui, sachant que Juve était un héros, continuait à se passionner pour ses moindres faits et gestes.

Rapidement le commissaire du quartier Wagram mit l’inspecteur au courant des incidents qui l’avaient conduit à téléphoner à la Préfecture :

— Vous comprenez, mon cher Juve, fit-il, que dès que je m’aperçus que ce malheureux officier portait dans sa serviette des documents secrets, intéressant la Défense Nationale, je ne me suis pas soucié de confier cela à un agent ordinaire. C’est pourquoi je me suis permis de demander à la Préfecture…

Juve interrompit le magistrat :

— Vous avez bien fait, monsieur le commissaire, de pareilles choses sont excessivement graves et on ne saurait trop prendre de précautions. Vous avez la serviette de ce mort ?

— La voici, mon bon ami…

Juve se saisit du portefeuille et l’ouvrît :

— On ne sait jamais ce qui peut arriver, déclara-t-il, si vous le voulez bien, monsieur le commissaire, je m’en vais dresser un bordereau des pièces que vous me remettez, je vous laisserai ce bordereau et j’en prendrai un double que je donnerai contre reçu au bureau de l’État-Major… De la sorte ma propre responsabilité ainsi que la vôtre seront parfaitement dégagées…

Juve et le commissaire s’occupaient depuis quelques minutes à ce rapide travail de dépouillement, lorsque soudain, l’inspecteur se leva, et tenant un papier à la main, marchait de long en large dans le cabinet du commissaire de police, puis se tournant vers le magistrat, interrogeait :

— Vous avez lu cela ?

— Quoi donc ? Non…

— Lisez-le…

Le magistrat prenait le document que lui tendait l’inspecteur. Il lut :

«  État des pièces qui m’ont été soumises par le Deuxième Bureau de l’État-Major dont j’ai signé le reçu et que je m’engage à rapporter et à remettre contre décharge au Deuxième Bureau de l’État-Major, le lundi 7 novembre… »

— Eh bien ? interrogea-t-il…

— Eh bien, reprit Juve, comparez les documents qui sont mentionnés sur cette liste, monsieur le commissaire, avec ceux qui se trouvent dans cette serviette… ce sont les mêmes…

— Naturellement ! ce sont les mêmes ! je le pense bien… cela prouve tout simplement, j’imagine, que cet officier est mort au moment où il se rendait à son bureau pour restituer les papiers et documents qui lui avaient été confiés ? Que voyez-vous de surprenant à cela ?

Juve hocha la tête :

— Je vois, fit-il, – il donnait ainsi sans s’en douter une extraordinaire preuve du flair merveilleux dont il était doué, – je vois, monsieur le commissaire, que ce que je craignais est vrai… oui, cette liste est bien celle des documents qui sont contenus dans cette serviette, mais…

— Mais quoi ?…

— Mais il en manque un…

Les deux hommes, fébrilement, compulsèrent les papiers du capitaine Brocq. Juve avait dit vrai : il manquait en effet un plan, le document N° 6…

— Sapristi… murmura le commissaire, pourvu que cela ne fasse pas encore un scandale désagréable… Comment savoir si ce document a été perdu en voiture, s’il a déjà été restitué par le capitaine, ou bien si…

— Ou bien s’il a été volé, ponctua la voix de Juve.

Et la supposition que le policier formulait ainsi – lui qui ne pouvait se douter cependant des craintes que le capitaine Brocq avait eues pendant ses dernières minutes de vie, – était si grave, si terrible, si lourde de conséquences, que le commissaire de police, a son tour, se prit à trembler :

— Volé ! répéta-t-il, volé, mais par qui ? Où ? Comment ? dans le trajet de la place de l’Étoile, ici ? pendant qu’on amenait le mort au commissariat ?… Juve, c’est invraisemblable…

Le policier, se promenait toujours dans le cabinet du commissaire de police, le front soucieux, la mine inquiète :

— Je n’aime pas ces histoires-là, déclara-t-il, toutes les affaires où sont mêlées des officiers et surtout des officiers du Deuxième Bureau, sont terriblement délicates… On ne sait jamais où elles peuvent vous conduire… ces officiers-là, voyez-vous, monsieur le commissaire, ce sont, en vérité, de par leurs fonctions, les maîtres de toute la défense militaire de la France… et dame !…


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