— Nous sommes exacts tous les deux, murmura-t-elle en reconnaissant un promeneur encore éloigné…
Alors, Bobinette, de son manchon tira un petit rouleau de papier…
C’était un minable individu qui s’avançait vers la jeune femme, tout courbé sous le poids d’un accordéon volumineux. Il pouvait avoir une soixantaine d’années, mais en raison de la longue barbe blanche, jamais taillée, fort mal soignée, qui lui dissimulait à moitié le bas de la figure, tandis que sa moustache très fournie et sa longue chevelure coiffée à l’artiste en voilaient le haut, il paraissait beaucoup plus âgé. Un mendiant ? non pas. Nul ne sachant son nom véritable, on l’appelait « Vagualame », tant sa musique inspirait de mélancolie.
Le vieillard avait, lui aussi, aperçu Bobinette.
Vers la jeune femme il s’avançait aussi vite que le lui permettaient ses jambes et dès qu’il fut assez près d’elle pour pouvoir lui parler sans hausser la voix, il interrogea :
— Eh bien ?
— Eh bien ? répéta-t-il anxieux.
— C’est fait dit Bobinette.
Et tendant au mendiant le rouleau de papier qu’elle considérait quelques minutes auparavant, elle ajoutait :
— Voilà ! Je n’ai pu l’avoir qu’à la dernière minute, mais enfin je l’ai et j’imagine qu’il ne se doute de rien…
Aux derniers mots de Bobinette, l’homme eut un ricanement :
— Tu crois cela ?… Il est certain que maintenant il ne se doute plus de rien !…
La façon dont le vieillard avait articulé le mot « maintenant » intriguait la jeune femme.
— Que voulez-vous dire ?
— Le capitaine Brocq est mort.
— Mort !
Bien qu’elle n’aimât guère son amant, Bobinette avait bondi.
— Oui, mort, dit l’homme, froidement. Et d’abord fais-moi le plaisir de t’asseoir. Sapristi, joue ton rôle, tu es en ce moment une jeune femme qui parle à un vieux mendiant. N’oublie pas cela !…
Bobinette, machinalement se rassit.
— Mort ? Que s’est-il donc passé ?
— II s’est passé que tu n’es qu’une sotte. Brocq a parfaitement vu que tu lui as volé le document…
— Il a…
— Oui, il l’a vu… je me méfiais de la chose, heureusement !… Donc ce maudit capitaine s’est jeté dans un taxi et t’a suivie… au moment où ta propre voiture tournait sur la place de l’Étoile, la sienne allait te rejoindre… déjà Brocq te hélait, sans moi, tu étais bel et bien pincée…
— Mon Dieu… mon Dieu… Mais qu’avez-vous fait ?
— Je viens de te le dire… clac ! une balle au cœur et il est resté sur place… sans jeu de mot…
— Mais où étiez-vous ?
— Cela ne te regarde pas !…
— Que faudra-t-il donc que je dise, si par hasard on m’interroge ?…
— Comment ce qu’il faudra que tu dises ? la vérité…
— Je vais avouer que je le connaissais ?…
Vagualame tapa du pied, excédé.
— Que tu es bête, mais comprends donc une chose : à l’heure actuelle il est à peu près certain que l’identité de ce bonhomme est établie. C’est bien le diable si quelque policier n’est pas déjà à son domicile, si l’on n’enquête pas sur la vie du capitaine Brocq. Donc ne nie rien. Tu diras…
Mais Vagualame s’interrompit :
— Voilà du monde, je te quitte, si j’ai besoin de te voir, je te reverrai… Ne t’inquiète pas… Je prends tout sur moi… attention.
Et changeant de ton, soudain, il eut des mots de mendiant.
— Merci bien, ma bonne dame… le bon Dieu vous le rendra en pluie de bénédictions… Au revoir.
3 – L’HÔTEL DU BARON DE NAARBOVECK
Malgré novembre, l’aube et la pluie, Jérôme Fandor, rédacteur au journal du soir La Capitale, chantait à tue-tête, au risque d’ameuter le voisinage.
Dans le très confortable petit appartement qu’il habitait, rue Richer, depuis déjà de longues années, le jeune reporter allait et venait fort affairé : placards, tiroirs, armoires, bâillaient ouverts, des vêtements, des piles de linge se répandaient dans les pièces.
Sur la table de la salle à manger, gisait ouverte une grande valise, dans laquelle, aidé par la femme de ménage, Jérôme Fandor empilait fiévreusement des vêtements de rechange.
Tout en procédant à cette importante besogne, résigné aussi, sachant que l’on s’en va rarement sans oublier quelque chose d’essentiel, le reporter discutait de façon enjouée avec sa vieille bonne :
— Dites-moi, demanda le journaliste, que sont devenues mes chaussettes ?
— Elles sont dans le coin, à droite, sous vos gilets de flanelle…
— N’oubliez pas, en allant me chercher tout à l’heure mon déjeuner, de remonter les journaux !…
— Comme je fais toujours, observa M meAngélique…
— Comme vous faites toujours, en effet. Et puis vous réglerez ce que je dois chez les fournisseurs, autant arrêter ces comptes-là…
— Ah ça ! monsieur Fandor, interrogea-t-elle, resterez-vous donc bien longtemps absent ?
— Ça n’est pas l’envie qui m’en manquerait, mais si vous croyez qu’on a des congés comme cela dans mon métier…
— Ou alors, peut-être, monsieur Fandor, c’est-y que vous avez l’intention de changer de femme de ménage à votre retour ? pourtant…
— Vous êtes folle, madame Angélique ! voilà au moins vingt fois que je vous répète : je pars en vacances pour une quinzaine de jours. Un point c’est tout. Jamais il ne m’est venu à l’idée de me séparer de vous, bien au contraire, je suis enchanté de vos services… Tenez… je passerai par Monaco… je m’engage à mettre cinq francs pour vous sur la rouge :
— Sur la rouge ?
— Sur la rouge… oui, c’est un jeu et si cela gagne je vous ferai cadeau du bénéfice…, madame Angélique, dépêchez-vous d’aller me chercher ma culotte…
Le journaliste s’arrêta, rit d’un large rire satisfait. L’avait-il désiré ce congé qu’il allait enfin prendre après vingt-deux mois de labeur ininterrompu. Vingt-deux mois pendant lesquels, en sa qualité de reporter chargé de la grande information à La Capitale, il n’avait pour ainsi dire, pas passé une journée, sans avoir quelque déplacement à faire, quelque aventure à débrouiller, voire même quelque criminel à poursuivre. Au surplus, sa profession l’intéressait prodigieusement… Son apprentissage de reporter était à peine commencé qu’il se trouvait, par suite des circonstances, mêlé à diverses affaires mystérieuses qui avaient eu le plus grand retentissement dans le public. Il avait bénéficié, à son entrée dans la carrière délicate du journalisme, de l’appui précieux du policier Juve. Et ainsi Jérôme Fandor dans beaucoup de circonstances ne s’était pas contenté d’être le témoin impassible des événements plus ou moins dramatiques dont il avait à faire l’histoire. Fandor, volontairement ou non, avait été mêlé – ces dernières années surtout – aux crimes les plus sensationnels, aux affaires les plus mystérieuses, y jouant, par suite du hasard ou de sa volonté, un véritable rôle.
Et puis enfin, et puis surtout, il y avait que Jérôme Fandor, comme d’ailleurs l’inspecteur Juve, s’était à la fois, glorifié ou rendu ridicule, mais en tout cas signalé à l’attention publique, par ses combats épiques avec la personnalité la plus angoissante du siècle, l’insaisissable Fantômas.
Mais Jérôme Fandor, tout en sifflant le dernier air à la mode, ne songeait plus à tout cela :
Son esprit était ailleurs, sa pensée, toute joyeuse à l’idée que d’ici quelques heures, profitant enfin d’une permission bien gagnée, il s’installerait dans un confortable sleeping et se réveillerait le lendemain sur la côte d’Azur, parfumée, radieuse d’un éternel été. Alors huit cents kilomètres le sépareraient des bureaux de La Capitale, des commissariats de police, des bouges aux relents pestilentiels, des perpétuels mauvais temps, du froid, de l’humidité, attributs ordinaires de son existence quotidienne. Au diable tout cela, plus de copie à faire, plus de gens à interviewer ; c’étaient les vacances, les congés, la liberté. Soudain la sonnerie du téléphone… Un instant, Jérôme Fandor hésita : allait-il répondre ?