— Naarboveck, pensa Fandor. La voiture rentre, le patron ne sortira plus.
Peu après cette opinion était encore confirmée ; le mécanicien ayant enlevé sa livrée sortit de l’hôtel et partit.
— Bon ! observa Fandor, le « client » ne bougera pas de chez lui de toute la soirée !
Ensuite deux femmes, jeunes en apparence, qui entrèrent dans l’immeuble ; puis vingt minutes s’écoulèrent.
Les pièces du premier étage jusqu’alors demeurées sombres s’illuminèrent successivement, l’hôtel sembla s’éveiller et Fandor allait se décider à sonner lorsqu’un taxi-auto amena devant la porte un quatrième personnage. Fandor s’approcha de celui-ci, au moment où il réglait sa course. C’était un jeune homme élégant, distingué, très blond, portant la moustache mince et longue à la gauloise. Ses attitudes trahissaient sa profession : un officier en civil, à n’en pas douter.
Fandor contourna l’immeuble une fois encore, il arrivait devant la façade de l’avenue de Latour-Maubourg, lorsqu’il vit un petit pâtissier s’introduire dans la maison.
Naarboveck habite seul avec sa fille, m’a dit M. Dupont (de l’Aube), se dit le journaliste, c’est donc qu’il reçoit du monde à dîner ce soir. Renonçant à son idée première : se présenter tout de suite au diplomate, Fandor décida après réflexion :
— Ma foi, je m’en vais dîner aussi. Autant leur donner une heure de répit.
Le journaliste savait, par expérience, combien il est mauvais d’interviewer les gens lorsqu’ils sont pressés, attendus, ou à jeun.
Fandor avisa un marchand de vins. Trois quarts d’heure après, Fandor sortait de la boutique, ayant mal dîné, mais complètement renseigné sur l’existence privée et publique du personnage chez lequel il allait se rendre. Il avait fait bavarder ses voisins, le patron de l’établissement ; Fandor aurait pu dire à quelle heure se levait Naarboveck, quelles étaient ses habitudes, s’il faisait maigre le vendredi et le prix qu’il payait ses cigares.
***
— M. de Naarboveck, s’il vous plaît ?
Neuf heures sonnaient, en effet.
— C’est ici qu’il demeure, monsieur, répondit le serviteur.
Fandor tendit sa carte, ainsi que la lettre de M. Dupont (de l’Aube).
— Voulez-vous passer ceci, demanda-t-il et me faire savoir si M. de Naarboveck peut me recevoir ?
Le concierge invita le jeune homme à le suivre.
Ils gravirent les marches du perron, le portier sonna, un valet de pied en petite livrée se présenta aussitôt et prit des mains du portier la lettre et la carte destinées à M. de Naarboveck.
Le domestique, longuement épela le nom de Fandor gravé sur le bristol, regarda l’inconnu, espérant qu’il préciserait d’une parole le but de sa visite, mais Jérôme Fandor demeurait impassible et comme sa qualité de journaliste ne figurait point sur sa carte, le domestique en fut pour sa curiosité.
— Veuillez attendre un instant ici, fit le laquais d’un air assez aimable, je m’en vais aller voir si monsieur reçoit.
Fandor demeura seul dans un vaste hall aux meubles Renaissance où des tapisseries de haute lice déroulaient sur les murs leurs épopées grandioses en somptueux tableaux.
Le valet de pied revint en se hâtant.
— Si monsieur veut me suivre ?
Débarrassé de son pardessus, Fandor obéit.
Une face du hall donnait sur un grand escalier à double révolution dont la pierre blanche, grisée par les ans, s’adoucissait d’un moelleux tapis et qu’ornait une merveilleuse rampe aux rinceaux délicats, œuvre de l’un des maîtres de la ferronnerie du dix-septième siècle.
Le domestique derrière lequel marchait le journaliste ouvrit une porte qui accédait dans un magnifique salon de réception peu meublé, mais du plus pur Louis XIV. Aux murs des glaces à petits panneaux reflétaient des toiles de maîtres, tableaux de famille d’une importante valeur artistique, d’une plus grande valeur encore de souvenir.
Cette pièce traversée, ils passaient encore par des salons d’un goût très sûr.
Fandor parvint enfin au fumoir où l’Empire était judicieusement mêlé aux meubles dont l’Angleterre nous enseigna le confort et dont le cuir fauve s’harmonisait à merveille avec le rouge de l’acajou vieilli aux bronzes hiératiques.
Le domestique lui indiqua un siège et disparut.
— Fichtre ! pensa tout haut Fandor lorsqu’il fut seul, le gaillard est joliment bien installé. Faut croire que de faire de la diplomatie pour le compte du roi de Hesse-Weimar, ça vous nourrit son homme…
Mais le journaliste fut soudain interrompu dans ses réflexions. Une porte venait de s’ouvrir donnant passage à une jeune femme fort élégante.
Jérôme Fandor salua la jolie apparition.
4 – CHEZ LES NAARBOVECK
— Asseyez-vous donc, monsieur.
— C’est sa fille, pensa Fandor, je suis fichu, le diplomate ne va pas me recevoir. Je le regrette dans un sens, mais de l’autre, cette délicieuse personne…
— Vous avez demandé, monsieur, commençait la jeune femme, à voir M. de Naarboveck. C’est, sans doute au sujet d’une interview. M. de Naarboveck a pour principe de ne jamais faire parler de lui dans les journaux, aussi ne serez-vous pas étonné…
Fandor se disait :
— J’en ai pour cinq minutes au moins à entendre cette gentille personne m’assurer que son père ne veut pas parler. Après quoi, il viendra lui-même, et me racontera tout ce que j’aurai besoin de savoir…
Fandor suivit donc d’une attention distraite le discours de la jeune personne. À un moment, il plaça :
— Monsieur votre père…
Mais son interlocutrice sourit, l’arrêta net :
— Pardon, monsieur, dit-elle, vous faites erreur : je ne suis pas M lleWilhelmine de Naarboveck, comme vous le supposez, mais bien plus modestement sa dame de compagnie. On m’appelle M lleBerthe…
— Bobinette ! s’écria Fandor, presque malgré lui…
Il regrettait aussitôt cette interjection évidemment familière. La jeune femme ne s’en formalisa pas :
— On m’appelle en effet ainsi, monsieur… les intimes du moins, ajouta-t-elle avec une pointe malicieuse.
Fandor trouvait des phrases enjouées et correctes pour s’excuser :
Il fallait à toute force se faire séduisant, aimable ; M. Dupont (de l’Aube) n’avait-il pas raconté à Fandor que la dernière venue chez le capitaine avant son étrange accident était précisément M lleBerthe, dite Bobinette ? Pourquoi ? Comment ? À découvrir.
Aux amabilités du journaliste, la jeune femme avait répondu en protestant qu’elle n’était nullement froissée de cette appellation familière :
— Hélas, monsieur, j’ai bien trop peur que mon nom, mon petit nom pour les amis, ne devienne vite connu du public. Car je suppose que si vous venez voir M. de Naarboveck c’est pour lui demander des renseignements sur cette malheureuse affaire. Le baron de Naarboveck, monsieur, ne vous dira rien que vous ne sachiez évidemment déjà, sauf, – ce qui n’est là un secret pour personne, – que le capitaine Brocq fréquentait ici d’une façon assez régulière. À maintes reprises il est venu dîner chez M. le baron et s’est occupé de divers travaux avec lui… Plusieurs de ses amis, des officiers, sont d’ailleurs également reçus ici : M. de Naarboveck aime beaucoup le monde…
— Et puis, interrompit Fandor, il a une fille, n’est-ce pas, mademoiselle ?…
— M lleWilhelmine, en effet.
— Mademoiselle, interrogea Fandor, on a rapporté qu’hier après-midi, vous avez eu l’occasion de vous rencontrer avec le capitaine Brocq avant sa fin… ?
La jeune femme regarda fixement le journaliste, comme pour lire sa pensée, comme pour deviner s’il savait qu’elle avait, non seulement rencontré le capitaine Brocq, mais passé avec lui, en tête à tête, une bonne heure. Fandor le savait mais il demeura impénétrable.
— J’ai eu l’occasion, en effet, hier, de passer chez le capitaine Brocq pour lui faire une communication.
— Vous allez me trouver bien indiscret, poursuivit Fandor, qui affectait de ne pas regarder la jeune femme, afin qu’elle fût plus à son aise, mais en réalité ne perdait pas un seul des jeux de sa physionomie, car il voyait son visage se refléter dans une glace, vous allez me trouver bien indiscret, mais pourriez-vous me dire quelle était la nature de… cette communication ?