Le visage de M lle Adèle s’obscurcit :

— La place est-elle bonne au moins ?

— Si elle est bonne, s’exclama M me Casimir, ah je comprends, ma petite. Du coulage de tous les côtés. L’anse du panier qui n’arrête pas de danser. Pour vous qui êtes femme de chambre, ce sera les toilettes, un chapeau par-ci, une fourrure par-là, pour peu que vous sachiez vous débrouiller.

— J’y tâcherai, madame. Vous pouvez vous en rapporter à mon savoir-faire. Excusez-moi de me sauver, mais je ne veux pas faire attendre M me Thorin avec laquelle j’ai rendez-vous à la gare. Ce que vous venez de me dire me rassure bien sur la place.

— Allons, mon enfant, au plaisir.

— Bonsoir, mademoiselle Adèle.

Déjà la jeune fille s’engageait dans l’avenue déserte, et de son pas menu, gagnait la gare de la Porte-Maillot.

***

— Comment te sens-tu, mon petit Seb ?

Une petite lampe électrique, dont l’éclat était délicatement tamisé par un abat-jour rose projetait une lueur douce et discrète dans le boudoir du plus pur Louis XV où les laques blanches alternaient avec les reflets fauves des dorures éteintes.

Le boudoir était au premier étage de l’hôtel particulier appartenant, ainsi qu’avait annoncé M me Casimir, gérante de la villa Saïd, en propriété bonne et régulière à M me Rita d’Anrémont, la demi-mondaine dont les gazettes accusaient la présence au pesage d’Auteuil ou de Longchamp, dont les journaux de mode montraient les nouvelles toilettes.

Rita portait ce soir-là un déshabillé recouvert de point d’Alençon. Elle avait la chevelure en turban autour du visage à l’ovale régulier ; ses yeux noirs brûlaient d’un feu troublant, et sous le jupon court qui cachait mal une cheville élégante et une jambe faite au moule, son petit pied battait dans la mule de satin.

S’étant rapprochée de son compagnon, qui demeurait à demi étendu au fond d’une bergère, la jolie femme lui posa sa douce main sur le front, répéta :

— Comment te sens-tu mon petit Seb ? Est-ce que ta potion t’a fait du bien ?

— Mais oui ma chérie, je vais bien, ne me demande donc pas toutes les cinq minutes des nouvelles de ma santé.

— Seb, mon petit, dit Rita, en posant la tête sur les genoux du jeune homme, tu n’es plus le même avec moi, tu n’es pas gentil. Je te demande de tes nouvelles, parce que tu sais combien j’ai souci de toi, combien je t’aime, et voilà que tu me réponds durement. Seb, ce n’est pas bien.

— Je te demande pardon ma petite Riri, dit Seb, c’est vrai je suis nerveux, maussade et je te bouscule, je te maltraite, ça n’est pas de ma faute, il ne faut pas m’en vouloir.

La jeune femme parut consolée. Elle se leva :

— Viens, dit-elle, viens mon Seb, que je te montre le nouveau vase de Chine que j’ai fait apporter ce matin.

Les deux amants s’apprêtaient à sortir du boudoir, mais soudain, Rita s’arrêta et poussant un profond soupir, elle se laissa choir sur un vaste canapé d’angle qui ornait l’un des coins de la pièce :

— Puis, non dit-elle, cela ne m’intéresse plus, je suis ennuyée de te voir si triste. Quel dommage, que nous n’ayons pu rester plus longtemps, toujours là-bas en Suisse, où nous étions si bien, si tranquilles.

— Ah, ça c’est joliment vrai.

Puis, s’animant à la pensée des bonnes heures passées pendant leur voyage en tête à tête qui avait duré près d’un an, il évoqua des souvenirs :

— Te rappelles-tu Riri, fit-il, notre promenade en traîneau ? crois-tu qu’il faisait froid, et malgré tout, comme l’air, était bon à respirer.

— Et le déjeuner, continua Rita, que nous avons fait dans cette chaumière ? là-bas tu sais, au bord d’un lac, dans la forêt. Il n’y avait que des œufs et du fromage, mais c’était plus amusant qu’au Café de Paris.

— Te souviens-tu, poursuivit le jeune homme, de l’ascension en funiculaire et de ce magnifique panorama que l’on découvrait au sommet du village ?

— Oui, poursuivit pensivement Rita, pourquoi donc a-t-il fallu que nous revenions ?

— Çà, par exemple, s’écria-t-il, c’est bien féminin. Mais souviens-toi donc encore, que si nous sommes revenus, c’est sur ton désir, sur ta demande. Tu ne pouvais plus rester en Suisse. Tu en avais par-dessus la tête de la neige, des grands hôtels, de la musique des tziganes, et tout le tremblement.

— Mon chéri, dit doucement Rita, tu sais bien que cela ne pouvait pas durer éternellement, il fallait bien revenir ici, reprendre nos occupations, nos relations, toi-même tu as des affaires qui t’appellent à Paris.

— Oui, fit-il, et des affaires qui ne vont pas être commodes à arranger.

— C’est encore au sujet de ton frère ?

— Oui, au sujet de mon frère, et à cause de toi, à cause de nous.

Sébastien Marquet-Monnier, Seb, comme disait sa maîtresse, était, en effet, le tout jeune homme de vingt-trois ans à peine, nerveux, naïf tel que l’avait décrit M me Casimir à Adèle, la nouvelle femme de chambre.

Il était depuis un an déjà, terriblement épris de la demi-mondaine et n’avait pas hésité au risque de faire scandale dans le milieu rigide et collet monté de la société protestante dont il faisait partie, à partir avec elle, pour la Suisse.

Les deux amants s’étaient donnés comme mari et femme pendant leurs divers séjours dans les stations élégantes de la montagne. On avait lu sur les livres d’hôtel : M. et M me Sébastien Marquet-Monnier, et ces imprudences avaient déterminé de graves observations de la part du frère aîné de Sébastien, M. Nathaniel Marquet-Monnier, homme d’une quarantaine d’années déjà, rigide protestant, marié et père de famille, directeur de la Banque Marquet-Monnier et C iedont les bureaux rue Laffitte sont connus de tout le monde.

Avec la fougue et l’imprévoyance du jeune âge, Sébastien avait vertement répondu à son frère qu’il était majeur, libre de ses actes, maître de sa fortune, qu’il pouvait donner son nom à qui il voulait.

M. Nathaniel Marquet-Monnier avait alors engagé avec son frère une longue correspondance, où ce protestant rigide avait mis toute la douceur sévère et toute la tendresse dont il était capable pour démontrer à son cadet que si les frasques et les fugues naturelles à son âge, n’avaient rien de particulièrement déshonorant, il importait toutefois qu’elles demeurassent ignorées dans le monde et que le fait de s’afficher avec une personne comme la demoiselle qui partageait son existence était beaucoup plus répréhensible que le fait de vivre avec elle pendant une période donnée.

Sébastien n’avait pas tenu compte des observations de son frère, et pendant tout le temps qu’il s’était trouvé ensuite avec sa maîtresse, il n’avait pas hésité à la faire passer pour sa femme légitime.

Toutefois, lorsque, sur le désir de Rita, Sébastien était revenu avec elle à Paris, il avait envisagé l’avenir avec plus de circonspection.

Malgré l’amour aveugle qu’il éprouvait pour la demi-mondaine, Sébastien se rendait parfaitement compte qu’il avait des devoirs sociaux à remplir, des relations qu’il convenait de ne pas négliger. Comment concilier cela et l’amour de Rita ?

Sébastien s’était ouvert de ses difficultés à sa maîtresse. Elle avait très mal pris la chose :

— Si Seb, son petit Seb, avait-elle dit, se posait de semblables questions, c’est qu’il songeait à la quitter, qu’il ne l’aimait plus et rien que d’effleurer cette pensée lui était insupportable.

En vain, Sébastien avait-il protesté que s’il se préoccupait de l’existence à venir, c’est précisément parce qu’il prévoyait qu’il allait désormais faire sa vie avec elle. Mais Rita n’en était pas moins demeurée inquiète et perplexe. Elle connaissait hélas, ces situations irrégulières, pour les avoir vécues avec deux ou trois des amants qui avaient précédés dans son cœur le jeune Sébastien.

Et, deux ou trois fois déjà, le monde de ses obligations, la rigueur des usages, avaient triomphé de sa beauté et de ses charmes. La jolie femme s’était laissée tomber sur le canapé d’angle, en poussant un profond soupir.


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