— Hé, hé, drame de jalousie, probablement. Vous avez interrogé la maîtresse ? où était-elle, elle ?
— Madame Rita d’Anrémont a disparu.
Juve, cette fois, ne répondit rien. Il eut une sorte de petit sourire énigmatique, il réfléchissait, puis enfin :
— Vraiment, M me Rita d’Anrémont avait disparu, et alors, mon cher commissaire, que vous a dit le blessé ?
— Le blessé ne m’a rien dit du tout. Interrogatoire impossible. À cause des souffrances. Le médecin est arrivé.
— Alors, vous ne savez rien de plus ?
— Rien de plus.
— Eh bien, nous allons voir, j’imagine que maintenant ce garçon est en état de répondre, nous allons pouvoir l’interroger.
— Ma foi, puisque vous êtes là, monsieur Juve, je m’en vais vous passer la consigne. Vous chercherez tout cela vous-même, on doit avoir besoin de moi au commissariat et je ne vois pas à quoi je pourrais vous être utile.
— Alors vous me quittez ?
— Je vous quitte.
Dix minutes plus tard, le commissaire parti, Juve en savait déjà beaucoup plus long que l’honorable fonctionnaire. Au lieu de monter voir le blessé, de se rendre compte par lui-même de ce que pouvait savoir la victime du crime sur le crime lui-même, Juve était resté au rez-de-chaussée de l’hôtel. Il avait minutieusement fait le tour de toutes les pièces le composant, il avait examiné de son œil perçant la disposition des meubles, l’ordonnance des bibelots sur les étagères, et même, à deux reprises, il s’était agenouillé pour examiner de très près la moquette rouge uni garnissant le sol et sur laquelle étaient jeté des tapis d’Orient. Étrange enquête, en vérité, que pouvait bien chercher Juve ?
Pourtant, de temps à autre, Juve faisait claquer sa langue, ce qui était bon signe :
— Hé, hé, murmurait-il enfin, ayant achevé de visiter le rez-de-chaussée, les gaillards avaient du goût. Ils ont dédaigné les bronzes sans valeur artistique et gênants à emporter, en revanche, ou je me trompe fort, ils ont dévalisé le petit secrétaire qui a dû être ouvert à l’aide d’un rossignol et qui contenait l’argent sans doute. Mieux, ils ont choisi dans la vitrine sept ou huit bibelots qui devaient être de grand prix. On a visiblement volé ces bibelots, car je ne vois pas pourquoi, au cas contraire, il y aurait sur les velours des tablettes des traces d’objets qui n’y sont pas.
Juve montait lentement, de plus en plus lentement ; parvenu au milieu de l’étage il s’arrêta, puis redescendit.
Juve, très tranquillement, sortit alors du petit hôtel et n’ayant toujours pas vu le blessé, traversa le jardin, gagna la chaussée de la villa Saïd. Devant la grille de la villa tragique une foule de badauds stationnait, commentant les événements et regardant, les yeux avides, la maison où « il s’était passé quelque chose ».
Juve longea la petite avenue, parvint jusqu’à la loge du concierge :
M. et M me Casimir, devenus les héros de l’heure, y étaient, entourés des domestiques du voisinage.
— Monsieur Casimir, appela Juve.
Le concierge s’avança.
Juve l’attira un peu à l’écart :
— Je suis inspecteur de la Sûreté, déclara-t-il, en faisant voir au concierge sa carte de la Préfecture, veuillez me répondre. Cette nuit, n’avez-vous rien entendu dans la villa ?
— Rien, monsieur.
— Il n’est pas entré de voiture qui ait longtemps stationné à la hauteur du petit hôtel ?
— Non, monsieur.
— Vous n’avez remarqué aucune allée et venue insolite ?
— Absolument aucune, monsieur.
Juve se tut quelques instants, il posa enfin brutalement une question très nette :
— Dites-moi, M me Rita d’Anrémont avait plusieurs amants ?
— Mais jamais de la vie, monsieur, jamais de la vie, M me Rita d’Anrémont aimait beaucoup ce pauvre M. Sébastien, nous n’avons jamais rien vu, ma femme et moi, pour nous permettre de croire…
— Quand est-elle partie, M me Rita d’Anrémont ?
— Quand M me Rita d’Anrémont est partie ? Mais, M me d’Anrémont n’est pas partie, ou elle est partie sans que personne l’ait vue, non, non, monsieur, vous vous trompez. Si elle n’est pas là c’est qu’elle a été victime, elle aussi, des assassins, et même je m’attends continuellement, monsieur l’inspecteur, à ce que l’on retrouve son corps quelque part. Pauvre chère madame, j’ai une terrible peur qu’elle n’ait été assassinée.
Juve avait peut-être une autre opinion.
Tout le temps que le concierge parlait, il souriait, tapotant du bout de ses doigts une feuille de papier blanc qu’il tenait entre le pouce et l’index, et sur laquelle, quelques minutes avant, il avait sommairement relevé le plan du rez-de-chaussée de l’hôtel.
— Monsieur Casimir, suivez-moi.
— Où ça ?
— À l’hôtel, parbleu, chez M me d’Anrémont.
Quelques minutes plus tard, Juve, en compagnie du concierge, recommençait la visite de la demeure du crime.
Et ce n’était pas en vain que Juve avait été chercher le concierge. Celui-ci, qui avait eu souvent l’occasion d’être introduit dans les pièces du rez-de-chaussée, certifiait à Juve qu’à coup sûr il y avait eu cambriolage et même cambriolage important car il pouvait certifier que de nombreux bibelots manquaient, notamment dans la vitrine qu’il avait eu bien souvent l’occasion de regarder, alors qu’il venait battre les tapis.
— C’est invraisemblable, s’exclama le brave homme, un vol, un vol comme cela, ici, dans la villa, une villa si tranquille.
Il aurait poursuivi, mais déjà Juve estimait qu’il n’avait plus rien à apprendre de la complaisance du portier :
— Restez-là, dit-il à M. Casimir en lui désignant le vestibule de l’hôtel, ne laissez monter personne, appelez-moi si on insiste pour entrer.
Ayant ainsi pris une précaution élémentaire, sauvegardant par avance les traces que les coupables pouvaient avoir laissées, Juve se décida enfin à monter au premier étage.
Interroger le blessé, lui demander des renseignements sur l’attentat dont il avait été victime, étaient sans nul doute les opérations par lesquelles aurait commencé tout autre que Juve.
Mais le policier en se documentant par lui-même, en étudiant par lui-même les détails d’ameublement, de disposition des lieux de la maison du crime, en faisant parler les témoins, avait été en réalité très fidèle à sa ligne de conduite ordinaire.
Selon Juve en effet, les témoins directement intéressés aux affaires criminelles fournissent toujours de faux renseignements à la police.
— Ils nous trompent, disait Juve, de bonne foi ou de parti pris, mais en fin de compte, ils nous trompent. Parbleu. Quiconque est victime d’une tentative d’assassinat est si directement intéressé à la chose qu’il ne voit plus rien et se trouve incapable d’apporter la moindre lumière à l’enquêteur. Il faut se rendre compte par soi-même et après, après seulement, écouter ce que l’on vous dit et tâcher d’en tirer les conséquences utiles.
Sur le grand lit de milieu, dont les couvertures défaites gisaient un peu de tous les côtés, dont les draps blancs, ornés de broderies et de dentelles, apparaissaient tachés de larges plaques de sang, la tête de Sébastien, ce n’était plus une tête humaine, c’était un boursouflement de chair, brûlée, corrodée par l’acide, saignante. Les yeux étaient fermés, disparaissaient presque sous l’enflure des chairs qui rejoignaient les jouée distendues et violacées. Une lèvre pendait et de la gorge, montait un hurlement indistinct où passait une consonance, un appel :
— Rita, Rita.
— Alors docteur, demanda Juve, que dites-vous de l’état du malade ?
— État très grave, déclara-t-il, très inquiétant. Ce jeune homme a reçu sur le visage une grande quantité d’acide sulfurique, communément appelé vitriol. Évidemment, on a dû opérer au moyen d’un récipient de grande dimension qui a permis de diriger le jet du liquide avec une parfaite liberté d’action. Voyez plutôt. La face n’est plus qu’une plaie. L’acide a tout attaqué et les chairs seront longues à se reconstituer. Si ce malheureux jeune homme en réchappe toutefois.