En possession du registre, qu’il obtint non sans peine, en occasionnant un scandale abominable, Fernand Ricard écrivit une longue plainte.
— Aurai-je encore le train de onze heures quarante-cinq ? grommela-t-il en s’éloignant du bureau où on l’avait conduit.
Il était onze heures quarante-quatre. Un chef de gare le rassura :
— Dépêchez-vous, monsieur, mais vous avez le temps, votre montre avance un peu.
En courant, en effet, Alice Ricard et son mari purent rejoindre le train au moment même où les employés commençaient à fermer les portières.
Ils se jetèrent tous les deux dans un compartiment vide.
— Ouf ! fit Fernand Ricard en s’asseyant.
— Ah ça, dit la jeune femme, tu perds la tête ? Pourquoi diable as-tu attrapé ce cocher ? Pourquoi as-tu voulu déposer cette réclamation ? Tu nous as fait remarquer.
Le courtier en vins qui souriait considéra sa femme d’un air ironique :
— Enfant, disait-il, tu ne comprends donc pas ? Mais bien entendu que je me suis fait remarquer. Exprès. Parbleu ! Alice, j’ai fait remarquer que nous prenions le train de onze heures quarante-cinq, alors pourtant que Baraban est rentré chez lui à minuit.
***
À trois heures du matin, cette même nuit, tandis que Fernand Ricard et sa femme rentrés à Vernon, réinstallés dans leur maisonnette, débouchaient une bouteille de champagne et la vidaient consciencieusement avant de se mettre au lit, à Paris, sur les bords de la Seine, sous les arches du Pont-Neuf, un jeune homme aux traits défaits, contemplait l’air sombre les flots noirs qui se heurtaient en tourbillonnant.
Le malheureux se tenait tout au bord du quai. Par moments, il se penchait sur les eaux glauques, attirantes, et il semblait alors qu’un vertige le prenait, qu’il allait s’y précipiter.
Sa décision devait être d’ailleurs bien arrêtée. Il allait sans aucun doute faire le geste fatal lorsqu’à côté de lui, dans l’ombre trouble du pont, un sanglot retentit.
Brusquement, alors, le jeune homme se retourna :
— Qui va là ? Qui est là ? demanda-t-il.
On ne lui répondit pas. L’endroit était désert, inquiétant. Une humidité glaciale régnait, le vent siffla en rafales.
— Qui est là ? répéta le jeune homme.
Il s’était retourné.
Au bord du quai, il entrevit, appuyée contre la pierre du pont, une femme qui sanglotait éperdument.
Elle aussi paraissait désespérée, elle aussi fixait les flots noirs et semblait prête à leur demander l’oubli, le repos, la mort.
Le jeune homme s’approcha de l’inconnue.
Il lui mit la main sur l’épaule sans qu’elle daignât seulement tourner la tête.
— Voyons, disait-il, que faites-vous là, madame ? Qu’allez-vous faire plutôt ? Et pourquoi pleurez-vous si fort ?
La femme le regardait, étonnée de la sympathie qu’on lui manifestait.
— Je viens de rompre avec mon amant, répondait-elle, nous nous sommes disputés, je veux mourir.
Le jeune homme prit le bras de cette inconnue et, doucement, l’entraîna :
— Il ne faut pas dire des choses comme cela, conseillait-il d’une voix très douce. Il ne faut pas penser à de semblables lâchetés. D’abord êtes-vous sûre qu’il ne vous aime plus, votre amant ?
Et, dans l’ombre longtemps, longtemps, le jeune homme, qui pleurait lui-même par moments, s’efforça de consoler la désespérée que le hasard venait de lui faire rencontrer.
5 – UNE ARRESTATION
— As-tu entendu ?
— On a frappé, je crois ?
— Je ne crois pas, moi. J’en suis sûr !
Deux coups discrets venaient en effet de retentir à la porte de la chambre à coucher des époux Ricard.
Alice et Fernand s’étaient couchés fort tard, la veille.
Ils dormaient profondément l’un et l’autre, lorsque ces coups avaient été frappés à leur porte et, en ouvrant les yeux, les époux constatèrent qu’il faisait grand jour.
Quelle heure pouvait-il bien être ? Neuf heures du matin, dix heures peut-être ?
Ils se regardèrent interloqués, légèrement inquiets. Fernand s’était dressé, prêt à bondir de son lit. Quant à Alice, elle se pelotonnait sous les couvertures, s’efforçant de rester éveillée, et luttant avec peine contre le sommeil qui s’appesantissait sur ses paupières.
Enfin, Fernand Ricard se décida à répondre à l’appel qui se poursuivait discret, peu bruyant, mais tenace et continu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Que veut-on ? demanda-t-il.
La voix de la petite bonne que les époux Ricard avaient à leur service se fit entendre.
— C’est une visite, fit-elle. Quelqu’un qui attend au salon et demande à voir monsieur et madame.
Ricard tressaillit, il secoua sa femme qui commençait à se rendormir.
— Réveille-toi donc, fit-il, il se passe quelque chose d’étrange. Qui donc peut venir nous voir ainsi ?
Et Fernand Ricard pâlissait, cependant que sa femme ouvrait de grands yeux effarés.
— Est-ce que l’on saurait déjà ? dit Alice.
Mais Fernand s’était levé, il se rapprocha de la porte, et sans l’ouvrir, demanda à la bonne :
— Qui est là ? Savez-vous le nom de cette personne qui attend ?
— Mais oui, monsieur, répondit la servante, c’est M e Gauvin, le notaire.
— Ah, fit Fernand, qui respira profondément. J’aime mieux ça.
Il cria à la bonne :
— Est-ce que c’est bien urgent ? M e Gauvin a-t-il besoin de nous voir tout de suite ?
— Je vais lui demander, dit la bonne.
Et l’on entendit son pas lourd et rapide dans l’escalier. La domestique remontait quelques instants après :
— Il paraît, cria-t-elle à travers la porte, que c’est très important et très pressé. Si monsieur et madame ne sont pas prêts, M e Gauvin attendra.
— Quelle drôle d’histoire !
— Eh oui, je comprends bien, dit Alice, répondant à l’interrogation muette de son mari, on aurait bien dormi deux heures de plus, mais on ne peut pas refuser de recevoir M e Gauvin.
Elle esquissa un sourire cynique et ajouta :
— C’est peut-être au sujet de l’héritage de notre oncle, qu’il vient nous voir.
Fernand haussa les épaules. Il retourna du côté de la porte, cria à la bonne :
— Priez M e Gauvin d’attendre, nous allons descendre dès que nous serons prêts.
Les deux époux se livrèrent à une toilette sommaire.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ? se demandait Alice qui, pour dissimuler sur son visage les traces laissées par la fatigue de la veille et la mauvaise nuit qu’elle avait passée, se couvrait outrageusement de poudre.
Plus calme, en apparence tout au moins, Fernand déclarait :
— Qu’est-ce que tu veux, nous allons le savoir. Attention à ne pas faire de gaffe, et à ne pas te montrer émue, quoi qu’il arrive. Nous ne pouvons nous tirer d’affaire qu’à la condition de maintenir formellement ce que nous avons décidé de raconter.
— Je n’ai pas peur, et tu n’as rien à craindre de moi. J’ai beau être une femme, j’ai du toupet.
Quelques instants après, dans le salon du rez-de-chaussée où M e Gauvin se promenait de long en large, troublé, semblait-il, les deux époux faisaient leur apparition.
— Quelle bonne surprise, mon cher maître ! s’écria Alice en minaudant. Excusez-nous de vous avoir fait attendre, mais nous nous sommes couchés tard hier soir et, provinciaux comme nous sommes, nous n’avons guère l’habitude de nuits sans sommeil.
— Le fait est, poursuivait Fernand avec un air enjoué, cependant qu’il arrivait derrière sa femme et fermait soigneusement la porte du salon, par précaution, pour que la bonne ne pût pas entendre, que nous devrions être levés depuis longtemps.
M e Gauvin salua machinalement les deux époux, serra la main de Fernand.
Alice lui désigna un siège, le notaire y prit place, puis, après un léger silence, commença :
— En somme, vous avez fait bon voyage ?
— Mais oui, excellent.