Les présentations terminées, M. Varlesque désignait une chaise au policier.
— Prenez une place, dit-il, et ne la quittez pas si vous voulez rester assis, car nous allons être très nombreux.
Juve considéra le magistrat instructeur avec stupéfaction :
— Très nombreux ? demandait-il. Qu’entendez-vous par là ?
— Oh, c’est bien simple, fit M. Varlesque. Nous allons d’abord recevoir les principaux acteurs de la cérémonie. À tout seigneur, tout honneur : la jolie M me Ricard, puis l’assassin, Théodore Gauvin. M. le procureur assistera également à son interrogatoire. Bien entendu, M. le président du tribunal ne manquera pas d’être présent. Il y aura mon greffier, les deux gendarmes.
— Pardon, interrompit Juve, mais à quel titre tous ces personnages vont-ils assister à votre interrogatoire ?
Sans se troubler, M. Varlesque répliquait :
— À quel titre ? À quel titre ? Mais c’est bien simple, monsieur ! Vous comprenez qu’il s’agit là d’une affaire sensationnelle, qui pique la curiosité de tout le monde.
Le procureur intervint :
— Figurez-vous, monsieur Juve, disait-il, que le secrétaire général de la préfecture d’Évreux, est parti ce matin, par le premier train, à quatre ou cinq heures, je crois, et ceci dans le seul but de pouvoir assister à la confrontation.
M. Varlesque ajoutait encore :
— J’ai réservé une place au capitaine de gendarmerie, une autre pour le sous-préfet. Enfin, nous ne pouvons nous dispenser de recevoir M e Gauvin, le père du coupable.
Juve, jusqu’alors, s’était contenu. Il éclata. Fixant dans les yeux le juge d’instruction, il lui demanda à brûle-pourpoint :
— Est-ce que vous vous foutez de moi ?
Le magistrat demeurait interloqué. Il considéra Juve d’un air stupéfait, regarda le procureur, abasourdi lui aussi, puis, fixant à nouveau l’inspecteur de la Sûreté :
— Monsieur, déclara-t-il, que signifie votre attitude ? En quoi ai-je pu… ?
Juve l’interrompit. Le célèbre inspecteur était furieux :
— Ah ça, tonna-t-il, mais vous avez tous perdu la tête ? Je vous avoue que dans mon existence, j’ai vu bien des magistrats, bien des tribunaux, bien des enquêtes, mais jamais, au grand jamais, je ne me suis trouvé en présence de gens disposés à procéder comme vous allez le faire.
— À quel point de vue ? interrogea M. Varlesque, légèrement troublé.
— Vous le demandez ? s’écria Juve. Eh bien, monsieur, croyez-vous donc que vous êtes à Guignol ici, et que vous avez le droit de donner la comédie à tous les curieux de la ville ? Un interrogatoire comme celui auquel vous devez procéder doit se passer selon les règles, et votre devoir est de respecter la correction de la justice, en respectant la loi.
Le juge et le procureur se regardaient interdits. Juve leur déclara :
— Vous allez me faire le plaisir de ne recevoir personne absolument, à part le témoin, M me Alice Ricard, l’inculpé, M. Théodore Gauvin, le greffier et les deux gendarmes.
— Mais cependant, insistait le procureur, nous avons promis à nos amis ?
— Je ne discute pas, dit Juve, et si vous n’obtempérez à mon désir, je me retire purement et simplement. M. le Garde des Sceaux appréciera.
Le juge d’instruction devenait blafard. Il esquissa un sourire contraint :
— Ne vous fâchez pas, monsieur l’inspecteur, s’écria-t-il. Nous ne pensions pas mal faire, M. le procureur et moi. D’ailleurs, si j’ai fait ces invitations, c’est uniquement sur la demande de M. de Larquenais.
— Pardon, pardon, protesta ce dernier. Moi, je n’ai demandé à amener que le secrétaire de la préfecture de l’Eure. Et c’est vous qui avez invité toute la ville.
Juve interrompit d’un mot la discussion qui s’engageait :
— Je vous en prie, messieurs, déclarait-il, finissons-en. Vous vous disputerez ensuite. Je n’ai pas de temps à perdre.
Puis, s’adressant au juge d’instruction :
— Veuillez commencer, monsieur, demanda-t-il.
M. de Larquenais n’avait pas été nommé au nombre des favorisés que Juve avait autorisés à rester dans le cabinet du magistrat instructeur. Il se retira fort penaud, se perdit dans les couloirs du Palais, assailli par les invités de M. Varlesque, qui lui demandaient des explications et qui, les ayant eues, se répandaient en protestations indignées contre l’attitude de ce policier de Paris, qui, peut-être avait raison au point de vue légal, mais vraiment manquait de tact et de correction vis-à-vis des personnalités de la ville de Vernon.
Pendant ce temps, toutefois, dans le cabinet du magistrat instructeur, on avait introduit Théodore Gauvin, et quelques instants après, M me Alice Ricard.
Juve, qui s’était assis à contre-jour, examinait attentivement ces deux personnages. Il lui apparaissait aussitôt que le jeune Théodore Gauvin avait une physionomie sympathique et honnête. Le malheureux garçon était bouleversé depuis vingt-quatre heures qu’il venait d’être arrêté. Il était pâle, défait, des sanglots montaient à sa gorge, des secousses nerveuses agitaient son corps. C’était déjà une loque humaine.
— Ce n’est pas possible, pensait Juve, que ce gamin-là ait commis un crime.
Le policier examinait alors Alice Ricard.
— La femme est jolie, pensa-t-il. Elle a même du chien, du piquant. On peut s’éprendre d’elle, et avec son air de sainte-nitouche, elle doit être capable de bien des petites choses.
Alice Ricard était, en effet, particulièrement séduisante ce jour-là. Le noir allait merveilleusement à son teint clair de blonde, et le voile de crêpe qu’elle avait abaissé sur son visage, pour le relever ensuite dans le cabinet du magistrat, lui donnait un air de respectabilité douloureuse tout à fait digne d’intérêt.
Juve l’observait attentivement. Alice Ricard s’était à peine aperçue de sa présence. Elle n’avait d’yeux que pour Théodore qu’elle considérait d’un air apitoyé.
D’un geste machinal, Alice se tamponnait les paupières avec un mouchoir de fine batiste, bordé d’un large trait noir. Juve toutefois, faisait cette remarque que la jeune femme n’avait certainement pas beaucoup pleuré la mort de son oncle, car elle n’avait point ces yeux bouffis, gonflés, rougis, qui caractérisent la plupart des gens en deuil.
Théodore cependant, qui était demeuré la tête basse, les yeux hagards fixés sur le sol, avait relevé la tête, au moment où Alice était entrée. Celle-ci qui n’avait cessé de l’observer depuis son arrivée, évitait dès lors le regard du jeune homme.
Le magistrat instructeur, M. Varlesque, avait perdu tout son aplomb depuis qu’il avait en tête à tête les deux héros de l’instruction.
Assurément, la vue de cette jolie femme faisait sur lui une impression considérable. Il eût été fort désireux d’attirer son attention, et comme après tout il était timide, il ne savait par où commencer. Ce fut Alice Ricard qui, la première, interrogea. Elle regarda le juge d’instruction, et d’une voix hésitante, demanda :
— Pourquoi, monsieur, pourquoi a-t-on arrêté M. Théodore Gauvin ?
Le juge d’instruction répondit :
— Vous le savez, madame, on estime à Paris, et nous sommes disposés à le croire ici même, que l’auteur du crime de la rue Richer, que l’assassin de votre oncle, M. Baraban, n’est autre que l’inculpé ici présent.
Alice Ricard ne put retenir un tressaillement d’émotion.
Elle n’avait pas quitté son domicile depuis le moment où la nouvelle de la mort tragique de son oncle avait été connue à Vernon. Sa petite bonne lui avait bien rapporté les potins qui couraient dans la ville, mais elle ne croyait pas, ne voulait pas croire que c’était sous l’inculpation d’avoir assassiné M. Baraban, qu’on avait incarcéré Théodore.
Le juge, cependant, s’adressait à l’inculpé :
— Êtes-vous décidé, désormais, fit-il, à fournir l’emploi exact de votre temps pendant la nuit d’avant-hier soir, que vous avez passée à Paris ? Je ne vous dissimulerai pas que monsieur, ici présent – et M. Varlesque se tournait vers Juve –, est délégué par la Sûreté de Paris, pour entendre les déclarations que vous allez faire.