Alors le malheureux idiot fut envahi d’une peur épouvantable. Affolé, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, dévoré par les sangsues, recevant à chaque mouvement qu’il faisait pour rejoindre la rive les cailloux qui l’étourdissaient, il rebroussa chemin et, précipitamment, tout comme le cheval, il tenta de traverser la mare.

Saturnin n’arrivait pas à l’autre rive que des pierres lui étaient encore jetées des bois environnants, des pierres qui l’empêchaient de sortir de l’eau, qui le repoussaient vers le centre du marais.

Ce fut alors une chose effroyable. Saturnin, dix minutes encore courant au travers de l’étang, s’efforça d’en partir pour échapper à la morsure des sangsues et se vit contraint d’y demeurer par la grêle de cailloux qui l’assaillaient à chacune de ses tentatives de fuite.

Terriblement mordu aux jambes, épuisé d’ailleurs par la perte de sang que lui occasionnaient les voraces hôtes du marais, il cessa de se débattre. Saturnin, étourdi, pris de vertige, leva les bras, poussa un dernier appel, puis se laissa tomber dans la mare.

***

Le lendemain, on devait le retrouver noyé, exsangue, à demi dévoré et Bouzille entendit des chuchotements le désigner comme assassin.

Car l’histoire de sa pêche avait été connue et l’on se demandait dans le pays si la mort de Saturnin n’avait pas une terrible affinité avec la baignade du cheval.

Dans le bois cependant, au moment où l’idiot était tombé à la mare, un éclat de rire avait retenti. Non, ce n’était pas Bouzille, car Bouzille, à ce moment-là, fort innocemment, était occupé à vendre à M. Peyrat le produit de sa pêche.

***

Le jour même de la découverte du cadavre du malheureux Saturnin dans la mare aux sangsues, M. Anselme Roche, procureur de la République près le tribunal de Bayonne et jadis près le tribunal de Saint-Calais, s’entretenait précisément avec le maire de Beylonque des mystérieuses affaires qui bouleversaient la commune :

— Ma foi, déclarait le procureur, je vous avoue, monsieur, que tout ce qui arrive ici m’apparaît terriblement mystérieux. Que s’est-il passé ? Hum, je n’ose trop conclure. J’ai peur. Mon enquête m’a tout simplement révélé que dix jours avant la découverte de la maison bouleversée on a vu, à la gare de Rion-des-Landes, deux femmes et un enfant demander le chemin de chez Borel. L’une de ces femmes, le chef de gare sur ce point est formel, est repartie le lendemain en compagnie de l’enfant. L’autre, d’après le témoignage d’un métayer, a été vue à une dizaine de kilomètres d’ici. C’est tout ce que je sais à l’heure actuelle. Quelles sont ces femmes ? que sont-elles venues faire ? je n’en n’ai pas la moindre idée. D’autant que les Borel sont absents.

Le maire de Beylonque, très impressionné, approuvait les paroles du procureur, de petits hochements de tête tremblants, puis questionna timidement :

— Mais d’après vous, monsieur le procureur, il y a eu crime ?

La voix d’Anselme Roche trembla, cependant qu’il répondait ;

— Oui, cela me semble indiscutable, indiscutable, hélas. Ce sang, ces meubles bouleversés, tout cela est significatif.

— Et la victime serait alors ?

— La victime serait, repartit très lentement le procureur de la République, la victime ne pourrait être que M me Borel. M. Borel, en effet, d’après les renseignements que j’ai recueillis, n’a pas été vu dans le pays depuis un certain temps. Il doit être en voyage. M me Borel, au contraire, habitait continuellement à la campagne. Or, elle a disparu, totalement et cela encore est significatif. Cependant, je ne peux pas, je ne veux pas croire.

Tout en parlant, le distingué magistrat dissimulait mal une très grande émotion. Il semblait presque, dans sa voix altérée subitement, que des sanglots contenus vibraient. M. Anselme Roche, en effet, était à vrai dire, d’autant plus ému par les suppositions qu’il formulait que plusieurs fois il avait eu l’occasion, au cours de promenades, de rencontrer M me Borel, il lui avait parlé à maintes reprises et peu à peu, dans l’âme de M. Anselme Roche, à l’égard de cette belle femme, était né un très doux sentiment qui, insensiblement, s’était transformé en un amour irrésistible, profond.

Le maire de Beylonque, cependant, incapable de soupçonner la nature de l’émotion qui bouleversait le magistrat, sautait d’un sujet à un autre :

— Et voilà qu’en plus de cette extraordinaire affaire, il faut qu’il y ait la dramatique mort de ce malheureux idiot, de Saturnin Labourès. Croyez-vous à un crime de ce côté ? Ne soupçonnez-vous pas le nommé Bouzille ?

M. Anselme Roche, à ce sujet n’hésitait pas :

— Oh, celui-là, faisait-il, son affaire est claire. Je vais immédiatement décerner contre lui un mandat de dépôt. Il doit être coupable.

Et pendant que M. Anselme Roche décidait ainsi de son arrestation, Bouzille buvait un pichet de vin blanc à la principale auberge de Beylonque.

5 – CRUELLE INCERTITUDE

Depuis plus d’une heure, sur la grand place de Beylonque, la foule se pressait autour d’un colporteur, éblouie par ses boniments qui vraiment, étaient des prodiges d’éloquence.

Le bonimenteur, ce jour-là, pouvait avoir une quarantaine d’années. Devant l’auberge, il avait, sur deux X de bois, dressé une légère table recouverte d’un morceau d’andrinople rouge, puis, il avait disposé sur cet étalage improvisé quantité de petites boîtes, et dès lors, avec verve, il vantait sa marchandise :

— Approchez, Messieurs et Mesdames, la vue des prodiges est entièrement gratuite, parce qu’elle ne coûte rien. Le cirage que j’ai l’avantage de proposer à vos connaissances est d’ailleurs un cirage incomparable et qui mérite de retenir votre attention, éclairée et documentée je n’en doute pas. Voyez, Messieurs et Mesdames, en apparence, mon produit ne diffère en rien des produits analogues. En fait, il ne leur ressemble pas plus que vous ne ressemblez vous, joyeux Landais et courageux Basques, aux habitants du Japon ou de la Patagonie. Approchez, Messieurs et Mesdames, mon cirage ne brûle pas le cuir, mon cirage n’abîme en rien la chaussure, il la conserve, il la rajeunit, il la fortifie. Approchez, Messieurs et Mesdames. Qui de vous veut en faire l’expérience ? J’ajoute que dans une paire de chaussures cirée avec mon produit il est radicalement impossible d’avoir jamais mal aux pieds, tant il assouplit la matière.

Étourdis par le verbiage du bonhomme, les buveurs d’un cabaret voisin avaient déserté la salle pour se grouper devant le charlatan. Il y avait là Parandious, qui eût cru indigne, vu sa qualité de représentant de l’autorité, d’adresser la parole au marchand. Il y avait Tiphois, le sacristain de l’église, il y avait encore cet excellent Marius, le routier qui se chargeait des commissions pour Mont-de-Marsan.

L’homme, pourtant, poursuivait sa harangue et comme les distractions étaient rares à Beylonque, chacun en passant sur la place s’arrêtait quelques instants.

— Approchez, Messieurs, Mesdames, clamait le colporteur, c’est une économie de cent pour cent que je vous apporte. J’ai trois dimensions de boîtes, mais en vérité, mes prix sont si réduits que ce n’est pas la peine d’économiser. Mon produit je ne le vends pas, je le donne. C’est le donner, Messieurs et Mesdames, que de le vendre à un tel tarif : la grande boîte coûte trois sous, la moyenne coûte deux sous, la petite un sou. Un sou seulement !

Avait-il été bien inspiré, en venant vendre du cirage à Beylonque ? Dans les Landes, le cirage est véritablement d’un usage peu courant, on va en sabots, en espadrilles, et si les bottes sont mises pour la chasse, on en est encore à considérer que la chandelle, la vieille chandelle est le seul onguent qui convienne pour assouplir le cuir. L’homme, pourtant, n’avait cure des hésitations des badauds.

Obstiné, il continuait son boniment :

— On ne refuse pas des occasions pareilles, et d’ailleurs, si dans l’honorable et importante société qui m’entoure, il y a quelqu’un qui veut bien essayer de mon cirage, je m’empresserai de vous faire une démonstration scientifique de mon procédé, qui ne vous laissera aucun doute sur mes paroles. Allons, qui met le pied sur la sellette ? Qui veut ?


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