— Penses-tu, rétorqua le Bedeau en bourrant sa poitrine de coups de poings, pour justifier à l’avance ce qu’il allait dire, le coffre est encore solide et n’a pas l’intention de s’en aller de sitôt voir le champ de navets. Seulement voilà, de temps en temps comme ça, j’ai besoin de me remonter. Qui c’est qui paie un verre ? Moi je ne régale pas aujourd’hui, je suis fauché comme les blés.

— Viens t’asseoir par ici, un de plus, un de moins, on s’en fout.

Le Bedeau venait s’installer sans plus se faire prier. Il tendit une main distraite à l’homme qui l’avait interpellé, puis à voix basse l’interrogea :

— C’est-y donc que vous venez de poisser quelqu’un qu’on vous trouve dans cette tôle ?

Le Bedeau, avec une certaine méfiance considérait son hôte et le compagnon qui était avec lui.

Le Bedeau connaissait parfaitement ces deux hommes, c’étaient des indicateurs que l’on soupçonnait même appartenir à la Préfecture de police, en tant qu’inspecteurs de la Sûreté et ceux qui faisaient cette supposition n’avaient point tort, car les deux hommes étaient en effet deux anciens agents d’affaires, les ex-associés de la rue Saint-Marc, Nalorgne et Pérouzin.

Et, en effet, Nalorgne et Pérouzin appartenaient régulièrement à la phalange des inspecteurs de la Sûreté, mais ce qu’ignorait leur chef, M. Havard, c’est qu’ils étaient aussi les fidèles et respectueux serviteurs de Fantômas, qu’ils renseignaient. Certes quelqu’un était renseigné sur leur duplicité, c’était Juve. Mais le policier qui avait sans doute de bonnes raisons, gardait le secret.

Nalorgne et Pérouzin, qui avaient autant de rapacité que peu de conscience, estimaient que c’était là pour eux une admirable combinaison que celle consistant à servir les intérêts des uns et des autres et à manger à deux râteliers. Pour le moment, toutefois on buvait.

Après avoir causé de choses indifférentes, le Bedeau, baissant le ton, demanda à Nalorgne :

— Vous qui cherchez toujours à poisser les gens, faut croire que chaque arrestation vous est payée en plus ?

Nalorgne hocha la tête :

— Naturellement, fit-il d’un air convaincu.

Cependant que Pérouzin, plus loquace, ajoutait :

— Et c’est surtout dans ces affaires-là qu’on fait du profit. Suivant les types la gratification varie entre cinq francs et cent francs. Plus le bonhomme qui a été fait est bon et plus on paie.

Le Bedeau approuva :

— C’est logique.

Il y eut un silence. Nalorgne fronçait les sourcils en regardant l’apache. Il lui demanda :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? pourquoi que tu essaies de nous cuisiner sur ce chapitre-là ?

— Voilà, fit-il, j’ai une combine pour vous et une bonne.

— Laquelle ?

— C’est simple, poursuivit le Bedeau.

Pérouzin fit signe au patron de l’établissement qui apporta aussitôt une seconde chopine de vin rouge.

Le Bedeau reprit :

— Tel que vous me voyez, je peux vous coller dans les pattes un numéro tout ce qu’il y a de plus costaud. Un type qui a commis plusieurs vols et quelques assassinats, je supposes que ça vaut cher.

— Assurément, s’écria Pérouzin, qui naïvement montrait son enthousiasme.

Mais Nalorgne, plus adroit :

— Ça dépend, faut voir le client. Souvent on en poisse des types comme tu dis, mais on ne peut pas les faire se mettre à table. Il n’y a pas de preuves contre eux et alors on est refait. Tout juste si on ne prend pas des engueulades.

— Mon type, déclara le Bedeau, est un type qui mangera le morceau, il en a sa claque de tout le fourbi, il est d’accord pour aller à la Nouvelle, et il s’en fout.

— On pourrait causer, commença Nalorgne.

— Parbleu, dit le Bedeau en s’animant, j’savais bien que vous y viendriez. Seulement avant de discuter plus, combien y a pour moi ?

Pérouzin hésita à parler avant Nalorgne et celui-ci, après avoir réfléchi, interrogea :

— Ton type est vraiment bon ?

— Ce qu’il y a de mieux, répliqua le Bedeau. Convenons d’un prix d’avance. Tu verras que tu ne seras pas volé.

Après une discussion longue et confuse, Nalorgne finit par promettre qu’il donnerait au Bedeau une somme forfaitaire de soixante quinze francs et ce, dès que l’apache lui aurait nommé, indiqué et livré, le criminel dont l’arrestation, disait-il, ferait sensation.

Le Bedeau triomphait. La pâleur de son visage s’atténuait et ses yeux se mirent à briller. On en était d’ailleurs à la quatrième chopine :

— Eh bien, s’écria-t-il, puisque l’affaire est conclue, on va commencer par boire un coup et manger un morceau. C’est moi qui régale.

Et d’une voix tonitruante, le Bedeau appela le patron, donna sa commande :

— Pardon, interrogea Nalorgne, légèrement interloqué, mais je te croyais fauché, le Bedeau :

Celui-ci demeura interdit, surpris d’une telle question :

— Mais, fit-il je viens de gagner soixante-quinze francs.

— Oh, oh, répliqua Pérouzin, c’est à savoir, tu ne nous as pas encore présenté le client.

Le Bedeau eut un sourire mystérieux :

— S’il ne s’agit que de cela, fit-il, vous bilez pas et buvez à sa santé.

Nalorgne et Pérouzin se laissèrent convaincre et, répondant à l’invitation du Bedeau, ils firent avec lui un festin pantagruélique. Lorsqu’on apporta l’addition elle s’élevait à 27 francs. Le Bedeau tempêta tout d’abord contre l’exagération de la note et finit par offrir vingt francs, pour solde de tout compte au patron du Drapeau. Celui-ci avait l’habitude de ces sortes de discussions, il majorait ses additions en conséquences afin de pouvoir les diminuer. L’entente fut rapidement conclue.

— Maintenant, déclara le Bedeau, en s’adressant à Nalorgne, aboulez-moi les soixante-quinze balles.

Les policiers ne bronchèrent pas :

— Donnant donnant, firent-ils, quel est le mec à poisser ?

Alors le Bedeau éclata d’un grand rire et se frappant la poitrine, selon un geste qui lui était familier :

— Le mec, déclara-t-il, mais c’est moi.

— Toi ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, fort désappointés, car ils ne songeaient pas un seul instant à mettre le Bedeau en état d’arrestation. Certes, ils savaient que l’existence de l’apache n’était guère édifiante, mais, en réalité, jusqu’à présent, nul ne connaissait rien sur lui qui permît, aux termes de la loi, de le mettre en état d’arrestation.

Le Bedeau insistait cependant :

— Le voleur, l’assassin, c’est moi que je vous dis, vous pouvez y aller, me conduire à la Tour Pointue [1].

— Sûr, pensait Pérouzin qu’on est en train de faire une gaffe.

Nalorgne, de son air le plus maussade, questionnait encore le Bedeau :

— Si c’est pour nous avoir que tu fais tout ce boniment-là, autant le dire tout de suite, on y regarde pas, on paiera la croûte et ce sera fini.

— Vous êtes rien gourdes, fit-il puisque je vous l’dis que je suis un assassin, que j’veux être arrêté.

— La preuve ? grommela Nalorgne, qui décidément était sceptique.

Mais soudain le Bedeau triompha de ses hésitations : il avait trouvé l’argument à fournir au policier et il le fit d’un air triomphant :

— Dites donc, vous autres, interrogea-t-il, pourriez-vous me dire ce qu’est devenue ma gonzesse, Fleur-de-Rogue ?

Les deux policiers réfléchirent, puis Pérouzin avoua :

— C’est vrai que voilà bien une pièce de jours qu’on ne l’a pas vue sur le rade.

— Probable, fit le Bedeau en se rengorgeant, il y a une bonne raison pour ça c’est que je lui ai fait son affaire.

Rien n’était plus faux que cette déclaration, mais le Bedeau y mettait un tel aplomb, un tel accent de sincérité que Nalorgne et Pérouzin s’y trompèrent.

— Pas possible, s’écrièrent-ils.

Spontanément tous deux se levaient, se rapprochèrent de l’apache qui ricana :

— Vous voilà convaincus tout de même, ça va bien, mais inutile de sauter sur moi comme la misère sur le pauvre monde. Je n’ai pas l’intention de me débiner tout au contraire.


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