— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas qui t’a mordu ? s’exclamait M me Labourès, eh bien si c’est comme ça, aujourd’hui, je t’empêcherai d’aller te promener.
Évidemment, la menace devait être terrible et faire une peur épouvantable au malheureux enfant, car tout d’une haleine il se hâta de répondre :
— Autrement, Maman, voilà. C’est la dame qui se baignait tout habillée. Quand j’ai voulu lui toucher le nez, elle m’a mordu. Aïe ! Ça me fait mal, monsieur !
La dernière exclamation s’adressait au pharmacien, qui entendant les paroles de l’idiot, était parti à rire, et, secoué par sa gaieté, avait involontairement serré trop fort le doigt du pauvre Saturnin.
— Tu dis, s’exclamait le brave homme, que tu as voulu toucher le nez à une dame qui se baignait tout habillée ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?
— Oui, et la dame m’a mordu.
Il n’y avait pas à le faire sortir de là. Mieux que personne, M me Labourès savait que son fils était têtu, et qu’il était impossible, même en le grondant, de le faire revenir sur une première déclaration.
— Vraiment, elle n’était pas gentille. Saturnin… cette dame. Mais qui est-ce donc ? Chez qui étais-tu ?
— J’étais chez Borel.
Cette fois, M. Peyrat et M me Labourès éclataient ensemble de rire. Saturnin exagérait vraiment.
Certes, Saturnin pouvait avoir été jouer chez les Borel, mais il était invraisemblable qu’il y eût été victime de quoi que ce fût. Les époux Borel étaient des personnes « tout ce qu’il y avait de bien ».
Pourquoi M me Borel aurait-elle mordu Saturnin ? Pourquoi, surtout aurait-elle eu la fantaisie de se baigner tout habillée ? et où cela ? dans la mare, alors ?
M me Labourès, par acquit de conscience, interrogea encore :
— Qu’est-ce que tu dis qu’elle faisait, la dame, quand elle t’a mordu ?
La bouche pleine de réglisse, Saturnin, impassible, répéta :
— Elle se baignait, maman, tout habillée.
— Mais elle se baignait où ?
— Dans une baignoire.
Cette fois M. Peyrat protesta :
— Saturnin, disait-il, tu te moques de nous, et ce n’est pas gentil. D’abord, tu n’as pas été mordu, ce n’est pas une morsure, qui a pu te faire le bobo que tu as. On dirait une brûlure. Une brûlure assez mystérieuse d’ailleurs. Voyons, tu n’as pas mis ta main dans de l’eau bouillante ? Tu n’as pas été traîner chez le teinturier ? tu n’as pas…
— J’ai été mordu par la dame qui était dans le bain, répétait-il, j’ai voulu lui toucher le nez, et elle m’a mordu, c’est la vérité.
Tout en causant, cependant, M. Peyrat venait de bander soigneusement la main du blessé. Il lui offrit encore une poignée de pastilles de réglisse puis il reconduisait jusqu’à la porte de sa boutique M me Labourès, qui se confondait en remerciements.
— Décidément, conseilla M. Peyrat, vous feriez bien, Madame, d’aller avec Saturnin chez Borel. L’histoire qu’il nous raconte est évidemment stupide, mais vous devriez vérifier ce qu’elle peut contenir d’exact. Je ne crois pas que Saturnin ait été mordu, cependant, il serait prudent de vous en assurer, il faut toujours penser à un chien enragé, enfin, on ne sait jamais.
Le conseil était sage, M me Labourès n’avait garde de manquer à le suivre. À l’un des anneaux scellés dans le mur de la pharmacie, elle avait attaché par la bride, un petit âne attelé à une charrette qui lui servait pour se rendre de sa ferme au village.
— Viens avec moi. Saturnin, commandait la brave femme, nous allons aller chez Borel.
Vingt minutes plus tard, M me Labourès frappait à la porte de la petite maison. Elle frappait à coups redoublés, elle tapait même au volet, mais personne ne vint lui ouvrir. La maison semblait abandonnée.
***
En quittant la pharmacie de M. Peyrat, M me Labourès n’attachait guère d’importance au récit que venait de faire Saturnin. En arrivant le soir même chez elle, et en contant l’aventure à son mari, elle en doutait déjà un peu moins, et se demandait comment et pourquoi on avait mordu Saturnin.
Le lendemain matin, en s’éveillant, M me Labourès, voyant passer le garde champêtre, le héla :
— Et autrement, Parandious, venez donc voir un peu ici. Vous savez ce qu’ils ont fait, chez Borel ? Ils ont mordu mon Saturnin. Même que M. Peyrat m’a dit de faire très attention, car peut-être il deviendrait enragé.
C’était là une confidence sensationnelle que Parandious, en digne garde champêtre qu’il était, ne pouvait longtemps garder pour lui seul. Il se rendit à l’auberge immédiatement la mieux achalandée de Beylonque, et confiait la chose à tous les buveurs attablés :
— Pas moins, c’est tout de même malheureux, des étrangers dans le pays qui se permettent de faire du mal à un pauvre enfant, un simple qui n’a jamais fait de tort à personne.
De la sorte, alors qu’à dix heures du matin, nul n’eût cru de sang-froid que Saturnin eût été réellement mordu, à midi, la chose était tenue pour certaine par le village tout entier.
L’histoire provoquait une émotion considérable. Personne n’aimait vraiment les Borel, qui vivaient à l’écart, ne fréquentaient aucun voisin, ne saluaient pas même M. le curé ou M. le maire. Mais maintenant, on se sentait animé à leur endroit d’une colère farouche.
— Croyez-vous, répétait-on de porte en porte, croyez-vous, M me Borel qui s’est permis de mordre le petit Saturnin, le fils aux Labourès. Ah bien, on va lui faire un procès. Si c’est pas Dieu possible, un simple !
Les colères fermentèrent de la sorte un certain temps encore.
À trois heures, le maire faisait appeler son garde champêtre :
— Parandious, ordonna-t-il, vous allez vous rendre chez Borel et interroger un peu les criminels qui y habitent. Pas moins. Il ne sera pas dit que dans ma commune, on pourra martyriser des enfants sans que l’autorité ose intervenir !
Parandious un quart d’heure plus tard, le bicorne en bataille, le gourdin menaçant à la main et la plaque étincelante en travers de la poitrine, partait à la tête d’une troupe composée d’une vingtaine de paysans armés de faux ou de fourches ou encore de vieux fusils de chasse.
Le siège cependant, commença de façon bizarre. Bien qu’on les détestât en ce moment, les Borel en imposaient un peu aux plus farouches vengeurs de Saturnin. Qui étaient-ils ? On ne le savait pas, d’où venaient-ils ? Personne ne pouvait le dire exactement ; il y avait six mois qu’ils habitaient le pays. M me Borel n’en bougeait pas. Son mari faisait de très fréquents voyages. Ils devaient être riches.
Parandious, devant la maisonnette, mit le bicorne à la main. D’un doigt timide, il heurtait la porte, criant :
— Est-ce qu’il y a quelqu’un ?
Mais il n’y avait personne.
— Jour de ma vie ! finit par hurler le brave garde champêtre, qui devenait de plus en plus décidé au fur et à mesure qu’il s’avérait que personne ne se trouvait à l’intérieur de la maison. Jour de ma vie, est-ce qu’ils auraient fui ?
Être partis si nombreux, avec des intentions farouches, pour arriver devant la porte close d’une maison abandonnée était navrant. Mais du moment que l’on pouvait qualifier l’absence des locataires du nom de fuite, l’honneur était sauf.
— Pas moins, c’est une chose certaine, expliquait un jeune paysan, quand ils ont vu qu’ils ne l’avaient pas tué, ils ont eu peur et ils ont fui. Ah, ils ont bien fait. On les aurait étripés !
Parandious, cependant, avait fait le tour de la maisonnette, appelant toujours. Mais sa voix n’éveillait pas d’échos, s’étouffait dans le silence ouaté des pignadas voisines. Il n’y avait personne dans la maison, personne dans le jardin potager, personne aux alentours.
— C’est cocasse, je me demande ce qu’il faut faire. Autrement, si l’on enfonçait la porte ?
Parandious, une fois encore victime de son tempérament d’homme du Midi, venait d’avoir une idée géniale. Il n’avait pas proposé d’enfoncer la porte qu’un homme robuste, d’un coup d’épaule, faisait sauter celle-ci hors de ses gonds.