Les propos de Juve n’étaient pas faits pour rassurer Fandor et le journaliste hésitait, en présence de l’abattement de son ami, à le mettre au courant des incidents de Saint-Calais.
Il commença cependant, car il connaissait l’indomptable énergie de Juve, à lui raconter les crimes survenus depuis que le policier s’était fait enfermer dans le bagne de Louvain. Mais Fandor n’osa pas le mettre au courant de l’extraordinaire affaire du chapeau de Pradier.
Au surplus, les dix minutes s’étaient écoulées, un gardien survenait :
— D. 33, s’écria-t-il, le temps est passé, rentrez.
Juve, docilement, obéit.
À peine s’il eut le temps de faire un signe de tête à Fandor. Les deux amis s’étaient vus, puis ils s’étaient quittés, sans même avoir pu se serrer la main.
20 – LA RÈGLE DU JEU
Assis derrière le bureau qui meublait son cabinet de juge d’instruction, Fantômas, définitivement devenu de façon irrévocable M. Charles Pradier, Juge au Tribunal de Saint-Calais chargé de l’instruction des affaires en cours, travaillait depuis près de deux heures d’horloge avec une ardeur compréhensible.
Le bandit qui passait maintenant aux yeux de toutes les personnalités du Tribunal pour un magistrat des plus zélés, pour un juge d’instruction remarquablement habile et merveilleusement inspiré, s’appliquait depuis son extraordinaire arrivée à Saint-Calais à étudier minutieusement le dossier déjà compliqué, déjà volumineux, de ce que l’on était convenu d’appeler au Parquet « les Affaires Fantômas ».
Certes, le bandit, en maintes pièces de l’instruction, en maints procès-verbaux, en maints réquisitoires, décelait de monstrueuses absurdités. Il constatait par exemple, que, de multiple façon, M. Morel, l’excellent juge qui l’avait précédé, avait cru pouvoir incriminer Fantômas. Il constatait aussi que d’élémentaires précautions de police avaient été négligées. Il s’apercevait enfin qu’il y avait de nombreux jours, de nombreux trous dans le filet que la Sûreté avait prétendu dresser pour capturer les auteurs des différentes tentatives de vols, commises tant au préjudice du marquis de Tergall qu’à celui de l’infortuné Chambérieux.
Fantômas, néanmoins, tirait grand profit du dépouillement qu’il accomplissait en vérifiant, une par une, les différentes pièces de procédure. Averti comme il l’était des procédés des criminels, des voleurs, des assassins, au courant de leurs bandes, connaissant un peu toute la pègre, il pouvait avec plus de facilité que quiconque trouver dans l’instruction hésitante les indications qui n’y étaient pas. Cela était même si vrai, que, petit à petit, au fur et à mesure qu’il prenait une connaissance plus minutieuse du dossier, Fantômas qui se voyait à chaque page incriminé, accusé d’être l’auteur des méfaits dont on recherchait les coupables, arrivait à se former une idée au moins approximative de qui devaient être les coupables.
— Jamais un isolé, songeait Fantômas, n’aurait réussi le vol des bijoux. Puis le vol du marquis de Tergall. C’est assurément une bande, qui a « travaillé » dans ce coup-là. Bon, si je veux être renseigné, j’imagine qu’en cherchant du côté de la domesticité de Chambérieux ou de la domesticité du marquis de Tergall, je parviendrai facilement à découvrir un indicateur ou une indicatrice. Le premier vol a été longuement préparé. D’ailleurs ce n’était pas mal combiné. Hum, tout de même je voudrais bien savoir comment il se fait que l’on ait mêlé mon nom à ces différentes affaires ?
Fantômas, avec la gravité d’un véritable juge d’instruction, car rassuré maintenant sur l’impunité avec laquelle il pouvait jouer son rôle, il s’efforçait de s’acquitter au mieux de ses délicates fonctions, continuait à étudier le dossier.
Il feuilletait encore les pages de papier timbré, parcourait de nombreuses feuilles à en-tête du Parquet, parvenait enfin aux procès-verbaux de gendarmerie, dressés sur son ordre, relativement au récent assassinat du bijoutier Chambérieux.
— Ma parole, pensait le bandit, qui, se renversant en arrière sur le dossier de son fauteuil, fermait à demi les yeux pour mieux s’absorber dans ses réflexions, ma parole, je ne comprends plus rien du tout à ce qui est arrivé à partir de ce moment-là. À moins que…
Et, sans doute, Fantômas formulait en ce moment, une hypothèse assez plaisante, car un sourire railleur vint lui caresser le visage.
Fantômas toutefois, sortit vite de cette songerie.
— J’arriverai à savoir cela, murmurait-il, en questionnant « ma » chère sœur. Cette excellente Antoinette, qui fait preuve à mon endroit de si beaux scrupules. Bon, laissons donc de côté l’explication des motifs du meurtre de Chambérieux qui ne m’intéressent pas. Je devrais tâcher, pour être logique avec ma ligne de conduite habituelle, de découvrir maintenant un moyen de rattraper le premier voleur et, surtout, l’objet de ce premier vol. Ce n’est pas facile.
Fantômas sourit derechef. D’un coup d’œil il embrassa la petite pièce aux murs tendus de papier vert, ornés de panoplies démodées, qui était devenue, par la subtile ironie des circonstances, son cabinet de travail.
Il considéra, goguenard, entre la fenêtre grillagée et la glace surmontant la cheminée où brûlait un confortable feu de bois, le grand placard dont les portes entrouvertes laissaient entrevoir une collection d’imprimés de toutes formes et de toutes dimensions.
— Moi qui, depuis des années, suis sous le coup d’un mandat d’arrêt, dit-il, voilà maintenant que je dispose de tous les pouvoirs d’un juge d’instruction : mandat de comparution, mandat de dépôt, mandat d’emprisonnement, permis de visite, ordonnance de mise au secret. J’ai là toutes les formules légales, et à portée de ma main, voici le sceau destiné à les rendre exécutables par toutes les autorités civiles et militaires. Parbleu, mon intérêt est d’arriver à retrouver rapidement les auteurs des différents vols pour arriver à m’emparer, plus rapidement encore, du produit de leurs forfaits. Mais c’est là une tâche qui m’est bien facilitée par les fonctions que j’exerce à cette heure. Je suis juge d’instruction, c’est en juge d’instruction que je vais opérer.
Fantômas, quelques minutes encore, se replongea dans l’étude des paperasses qu’il avait sous les yeux et dans lesquelles, à travers toutes les erreurs du précédent juge, toutes les ignorances des magistrats honnêtes qui étaient devenus ses collègues, il découvrait les indices précieux devant lui faciliter la tâche qu’il s’assignait.
— Ma foi, songeait Fantômas, quand je n’étais que bandit, j’arrivais toujours à mes fins. Il serait drôle que, disposant maintenant d’appuis officiels, je ne réussisse plus.
Mais, force était à l’Insaisissable d’interrompre sa vaniteuse songerie.
À la porte de son cabinet, on venait de frapper un coup discret.
— Entrez, commanda Fantômas, d’une voix assurée.
C’était un gendarme, qui, ayant fait respectueusement le salut militaire, s’immobilisa dans la position réglementaire, les talons joints, la main sur la couture du pantalon, le regard au sol.
— Monsieur le juge, commença respectueusement le digne serviteur de l’ordre, je viens, rapport aux instructions que vous avez sans doute à me donner relativement aux interrogatoires ?
— Attendez, gendarme.
— Bien, monsieur le juge.
Fantômas éprouvait un secret plaisir à commander les gendarmes. Il feignit donc par luxe pur de s’absorber dans la lecture de différents documents, au bas desquels il signait un Charles Pradier, merveilleusement imité sur la marque du vrai Pradier dont il avait découvert le modèle dans une lettre personnelle adressée à l’hôtelier de Saint-Calais pour annoncer son arrivée.
Ayant terminé, Fantômas daigna lever la tête vers le gendarme :
— Qu’est-ce que vous vouliez, mon ami ?
— Monsieur le juge, je venais voir si vous aviez des inculpés à entendre ce matin ?