— Madame de Tergall, reprit le sous-préfet adressant son plus gracieux sourire à la châtelaine, doit trouver que nous l’empestons avec nos cigares. Venez-vous, cher Maxime ?
Cette fois, il fallut bien répondre.
Pradier d’ailleurs, trop heureux de saisir un prétexte pour se tirer de l’embarras où le mettaient les questions du propriétaire, frappa sur l’épaule du marquis :
— On vous réclame, dit-il.
Maxime de Tergall s’avança :
— Eh bien, en chasse, messieurs, en chasse. Vous avez parfaitement raison. Il est plus que temps de remettre la bretelle à l’épaule.
Un grand brouhaha éclata dans le salon.
Avides d’émotion, les chasseurs se précipitaient vers le vestibule, commençaient à s’harnacher, mais comme il sortait le dernier, suivant le juge d’instruction Pradier, qui, familièrement, avait pris le curé par le bras et, ne chassant pas, s’apprêtait à aller faire avec lui le tour des serres où Antoinette de Tergall cultivait de merveilleuses variétés de roses, Maxime de Tergall souffla à sa femme :
— Ma chère, ne vous inquiétez pas si dans dix minutes vous me voyez revenir. Je vais conduire nos invités jusque dans le bois, puis quand ils ne pourront s’en apercevoir, je reviendrai m’étendre une heure ou deux sur mon lit. J’ai une migraine de tous les diables.
— Le froid vous a saisi, probablement ?
— Sans doute, répondit Maxime, qui déjà décrochait son fusil, en criant d’une voix joyeuse : « En route, messieurs, en route. Voici le moment d’avoir bon pied et bon œil. »
À quatre heures de l’après-midi, près de deux heures après le départ de ses invités, Antoinette de Tergall s’occupait à faire dresser par ses domestiques, dans le salon du rez-de-chaussée, les petites tables sur lesquelles elle comptait offrir le thé au retour des Nemrod au carnier plein.
Antoinette de Tergall était si absorbée qu’elle sursauta en entendant la porte de la pièce où elle se trouvait, s’ouvrir lentement.
C’était le curé et Pradier qui, la visite des serres terminée, revenaient s’installer au château pour y attendre le retour des disciples de saint Hubert.
— Vous voici déjà ? questionnait Antoinette de Tergall. C’est gentil à vous de ne pas me laisser plus longtemps seule.
— Mais nous ne vous croyions pas seule, marquise, nous vous supposions en compagnie de M. de Tergall. Des serres, nous l’avons vu qui revenait vers le château. Il n’était pas souffrant ? À déjeuner, j’ai remarqué qu’il avait mauvaise mine ?
Antoinette de Tergall, continuant à disposer, après s’en être excusée d’un geste, des assiettes de petits fours, répondit en souriant :
— Maxime a un peu la migraine, en effet. Il est monté s’étendre quelques minutes dans sa chambre. Mais vous le verrez descendre à l’heure du thé.
— La faim chasse le loup du bois.
— J’imagine, dit de son côté le juge d’instruction, que M. de Tergall aura pris froid ce matin. Il sifflait une bise qui ne rappelait en rien les tiédeurs de l’été.
— En effet, répondait la marquise, je crois qu’il a pris froid. Mais ce ne sera certainement rien. Tout à l’heure, quand il est monté, j’ai été allumer un petit poêle à gaz qui chauffe sa chambre en une minute. C’est bien commode. En tout cas, je pense qu’ayant chaud maintenant, il va rapidement faire la réaction. Maxime sera bien portant demain.
Puis changeant de conversation, la marquise, toujours préoccupée d’amuser ses hôtes, proposa :
— Monsieur Pradier et vous, monsieur le curé, voulez-vous essayer un puzzle ?
— Merci, madame la marquise, répondit le curé, mais, je vais vous demander la permission de me recueillir pendant une demi-heure, j’ai la fin de mon bréviaire à lire.
— Monsieur le curé, vous serez tranquille au petit salon.
— Mille grâces, madame, vous êtes trop bonne.
Or, à peine l’excellent prêtre eut-il quitté la pièce, se dirigeant à pas comptés vers le petit salon où il comptait lire son bréviaire, et, peut-être aussi faire un peu la sieste, car il avait fort bien déjeuné et possédait un estomac capricieux, qu’Antoinette de Tergall se rapprocha de Fantômas.
— Mon frère, dit-elle d’une voix tremblante et qui révélait combien sous son enjouement habituel la malheureuse femme cachait d’inquiétudes torturantes, mon frère, dites-moi, n’avez-vous rien appris depuis que je vous ai vu touchant ces terribles affaires ? Je ne vis plus.
Fantômas jouait son personnage de mieux en mieux.
— Allons donc, petite sœur, dit-il, tout en attirant près de lui Antoinette de Tergall d’un mouvement affectueux pour lui poser un baiser fraternel sur le front. Allons donc, vous vous faites du mauvais sang et vous avez grand tort. Je m’emploie par tous les moyens à faire la lumière pleine et entière. Je vous ai promis d’y parvenir, je tiendrai ma promesse.
Antoinette de Tergall allait répliquer, elle n’en eut pas le temps.
Un domestique pénétra dans la pièce et respectueusement s’informa :
— Madame la marquise n’a point de lettres à me donner pour le courrier, voici l’heure où l’on descend à Saint-Calais ?
Antoinette de Tergall se leva et demanda au juge :
— Vous m’excusez une minute, cher ami ?
— Mais je vous en prie, faites donc.
Antoinette de Tergall n’avait pas quitté le salon, à peine son pas léger s’était-il éloigné, n’éveillant plus que de faibles échos au long des galeries du château, que Pradier, que Fantômas, se levait, lui aussi. Prenant garde à ne pas faire le moindre bruit, le bandit, qui maintenant riait d’un rire silencieux, affreux à voir véritablement, traversa le salon dans toute sa largeur, ouvrit une porte donnant sur le fumoir, traversa cette pièce, arriva enfin dans une petite galerie conduisant au vestibule principal.
Que méditait donc Fantômas ? Pourquoi s’avançait-il si précautionneusement, tournant la tête à chaque fois qu’un bruit marquait son passage, l’oreille aux écoutes et semblant guetter quelqu’un ou quelque chose ? L’insaisissable gagna le vestibule, descendit quelques marches de l’escalier conduisant aux caves du château, tira de sa poche une petite lampe électrique, regarda autour de lui, puis enfin, à voix basse, s’écria :
— Parbleu, voilà ce que je pouvais espérer de mieux. C’est une excellente idée. Aucune trace. Aucun danger. Aucune enquête à craindre.
Il tendit la main, il atteignit la clef du compteur à gaz. Il arrêta le débit.
Fantômas tirant sa montre attendit cinq minutes, puis tranquillement, riant encore, il rouvrit le compteur et, à pas précautionneux, évitant toute mauvaise rencontre, regagna le salon, où, dans quelques minutes sans doute, Antoinette de Tergall viendrait le rejoindre.
Fantômas songeait :
— Ce procédé est merveilleux. Quand j’ai fermé le compteur, le poêle s’est éteint. Quand je l’ai rouvert, le gaz a commencé à s’échapper. Et je sais que la pièce est moyennement grande, il ne faudra pas, j’imagine plus de trois quarts d’heure pour que…
Antoinette de Tergall rentrait à l’instant au salon.
— Mon pauvre frère, commençait la jeune femme, je vous disais tout à l’heure…
La gracieuse marquise venait de s’asseoir sur le canapé bas, à côté de Pradier.
Elle s’apprêtait à vivre quelques instants de bonne causerie.
***
— Inimaginable.
— C’est affreux.
— On peut véritablement se demander s’il y a accident ou crime.
— Accident, vous n’y songez pas ? C’est un crime, tout ce qu’il y a de plus crime.
— Et d’ailleurs, vous avez vu ce qu’a dit le juge d’instruction ?
— En effet.
— Il a été très bien, ne trouvez-vous pas ? Beaucoup de sang-froid, ce Pradier, une merveilleuse présence d’esprit.
Le docteur et le sous-préfet, qui causaient de la sorte, revenaient ensemble à pied vers Saint-Calais, ayant abandonné quelques minutes auparavant le château des Loges, désormais devenu une maison tragique, frappée par le drame. Un abominable accident s’était produit. Un accident ? on le disait, on l’avait dit. Mais déjà le mot de « crime » était sur toutes les lèvres.