— Je ne comprends plus, Maxime, que voulez vous dire ?
— On vient de nous les voler.
Et Maxime de Tergall montrait à sa femme son vêtement tout fripé, la poche intérieure de son veston veuve du portefeuille qu’elle contenait habituellement, arrachée.
— Je vous en prie, Maxime, calmez-vous. Dites-moi ce qui est arrivé.
Tergall raconta sa journée, jusqu’à l’arrestation de l’abbé Jeandron.
— Ensuite ? demanda-t-elle presque rudement, lorsque Maxime de Tergall eut raconté que, vu l’heure tardive, il avait dîné à l’ Hôtel Européenà Saint-Calais, avant de rentrer.
— J’ai quitté Saint-Calais vers dix heures. Il faisait nuit noire comme vous le savez et ma lanterne éclairait mal. Il n’y avait pas assez de pétrole dedans. J’ai songé un instant à en remettre, mais j’étais en retard et je me suis figuré que le carburant durerait jusqu’à mon arrivée ici. Erreur fatale. J’étais à peine à cinq minutes de Saint-Calais que la mèche s’est éteinte. J’ai continué dans le noir. Après la ferme de Pierre-Marie, dans la descente, je marchais à bonne allure, lorsque soudain ma bicyclette s’est arrêtée net et j’ai été projeté sur le sol. Je n’étais pas blessé grièvement, mes mains et mes genoux avaient seuls porté. Je me suis relevé aussitôt pour prendre ma machine restée en arrière et dont je voyais scintiller le métal. J’étais à peine relevé que je suis retombé. Je venais de me prendre le pied dans une corde tendue au travers de la route. Oh, je n’ai pas eu le temps de réfléchir longtemps. Comme je me relevais pour la seconde fois, on m’a pris par derrière, aux épaules. Un coup de poing formidable sur la tempe m’a étourdi à moitié, mais j’ai senti qu’on défaisait mon veston, fouillait dans ma poche, enlevait mon portefeuille qui contenait les billets de banque. Quand j’ai pu me relever, le voleur était loin. Je suis rentré lentement, avec ma bicyclette à moitié démolie et me voilà. Deux cent cinquante mille francs. Cette aventure nous coûte deux cent cinquante mille francs.
— Et alors ?
— Alors, gémit Maxime de Tergall, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Le fait est là, indiscutable, brutal, certain, nous sommes volés.
Changeant brusquement d’attitude, Antoinette de Tergall se jeta au cou de son mari, l’embrassant longuement :
— Mon pauvre, pauvre chéri, fit-elle, c’est épouvantable ce qui t’est arrivé, quel bonheur que tu ne sois pas blessé.
Insensible, le marquis serra les poings, grinça des dents :
— Il me le paiera, grommela-t-il sourdement, il me le paiera cher.
— Qui donc ? interrogea Antoinette.
— Parbleu, Chambérieux, cette crapule de Chambérieux, il n’y a pas le moindre doute à cet égard, mon agresseur, c’est sûrement Chambérieux. Furieux du vol dont je ne suis pas responsable, il a voulu rattraper son argent coûte que coûte. Au lieu de repartir pour le Mans, hier soir, comme il devait le faire, il est venu m’attendre sur la route.
— L’avez-vous donc reconnu ?
— Non, s’écria son mari, il est bien trop habile. Mon agresseur avait dissimulé son visage sous un masque derrière un loup. C’est donc qu’il savait que j’aurais pu identifier sa figure découverte. Tout accuse Chambérieux dans cette affaire, et vous verrez que l’avenir prouvera combien j’ai raison.
— Qu’allez-vous faire ? demanda la châtelaine.
— C’est bien simple, je vais d’abord mettre opposition sur les billets de banque. Le Comptoir d’Escompte, qui me les a versés ce matin, en connaît sûrement les numéros. Je vais aussi porter plainte, à la première heure, et j’accuserai formellement Chambérieux. D’ailleurs, voici le jour. Je vais dire qu’on attelle.
Pas une minute à perdre.
Le marquis repartait pour la ville.
***
— Alors, fit M. Morel, qui, tout en s’efforçant de s’éveiller, avait écouté le récit que le marquis de Tergall était venu lui faire à son domicile, vous êtes convaincu que celui qui vous a volé votre portefeuille, n’est autre que M. Chambérieux ?
— J’en suis convaincu, monsieur le juge.
Le magistrat s’étira longuement, se frotta les yeux, regarda curieusement son interlocuteur.
— Nous allons savoir, dit-il au marquis de Tergall qui, semblable à un ours en cage, allait et venait dans la pièce, nous allons savoir à quelle heure M. Chambérieux a quitté Saint-Calais.
Le juge obtint rapidement la communication. Il raccrocha au bout de quelques instants le récepteur et annonça au marquis de Tergall :
— Votre voleur n’est pas M. Chambérieux. Je viens d’apprendre que ce dernier n’est pas sorti de l’hôtel hier soir. Il est monté se coucher vers onze heures. Il a sonné à minuit pour demander une tisane. Il est encore à l’hôtel dans sa chambre. Il dort toujours.
— Si ce n’est pas Chambérieux, s’écria Maxime de Tergall, alors c’est un complice. Je suis sûr, Monsieur le juge, que ce misérable usurier s’est entendu avec quelqu’un pour me dévaliser.
— C’est possible, dit le juge, c’est vraisemblable si vous voulez, c’est même trop vraisemblable pour être vrai. Je tiens M. Chambérieux pour un homme intelligent, et si jamais il est prouvé qu’il a conçu semblable plan, il apparaîtrait comme étant un imbécile.
— Que croyez-vous donc, alors ?
— Oh, s’écria le juge, je ne crois rien et ne veux rien croire. Notre rôle, à nous autres magistrats, n’est point d’avoir une opinion préconçue, mais de nous former un avis d’après les interrogatoires.
— Monsieur Morel, que comptez-vous faire ? Le temps presse.
— En matière judiciaire, monsieur, on a toujours le temps. Mieux vaut ne rien faire qu’une bêtise. Je ne vous cache pas que l’agression et le vol dont vous avez été l’objet me confirment dans mon opinion première, à savoir qu’il y a dans toute cette affaire un tiers mystérieux, et responsable, que nous ne connaissons pas. Cette conviction que je vous exprime sans chercher à la dissimuler, doit avoir pour résultat la mise en liberté immédiate de ce pauvre abbé Jeandron, arrêté hier pour donner satisfaction aux deux plaignants, que vous étiez, M. Chambérieux d’une part, et vous, monsieur le marquis, de l’autre. Je ne sais pas quel est le coupable dans toute cette affaire, mais je suis de plus en plus certain que l’abbé Jeandron est parfaitement innocent. Je me ferais donc scrupule de le retenir plus longtemps en prison.
4 – LA BANDE DES TÉNÉBREUX
— Bonno, bonno nougat, pas cher, moussié, moi donner à toi joli tapis aussi pas cher. Pas cher.
Deux consommateurs attardés vers onze heures et demie, à la terrasse d’une paisible brasserie de la place Denfert-Rochereau, finirent par écarter du geste, le marchand de nougat et de tapis de chèvre qui les importunait.
Après avoir été ainsi rabroué par les deux consommateurs, le marchand s’éloigna tout en se déclarant à lui-même :
— Pauvre Mahamoud, pauvre moi, jamais réussir de bonnes affaires, toujours dans la dèche et toujours content.
S’étant convaincu qu’il n’aurait plus de clientèle éventuelle à solliciter, Mahamoud prit brusquement une résolution et, tournant les talons, il rebroussa chemin dans la direction de l’avenue de Montsouris.
Il parcourut rapidement les grands boulevards plantés d’arbres, puis s’arrêta quelques secondes devant une bicoque de très modeste apparence, au-dessus de laquelle flamboyait une inscription :
« Hôtel meublé. On loge à la nuit. »
Ce devait être sinon le domicile de l’Algérien, du moins un asile où il était connu, car Mahamoud, en passant devant cet établissement, frappa au carreau de la fenêtre du rez-de-chaussée. Celle-ci s’entrebâilla, et la tête hirsute d’un gamin apparut.
— Toi prendre mon paquet, déclara Mahamoud, qui, joignant le geste à la parole, se débarrassa rapidement de ses tapis et de ses nougats.
Puis il ajoutait :
— Pas manger la marchandise quand je ne suis pas là. Moi revenir très tard cette nuit, peut-être demain matin.