Le président, un homme doux et tranquille, haussa les épaules ennuyé.
— Mon cher procureur, répondit-il, on ne sait pas, on ne peut pas savoir. Il ne faut rien affirmer.
Après un petit instant de silence, le président questionna :
— D’ailleurs, qui soupçonneriez-vous, Roche ?
— Moi ? monsieur le président, personne. Cependant, la veuve avait intérêt.
Le juge d’instruction Pradier, qui marchait derrière le président pressa un peu l’allure pour se mettre à la hauteur du magistrat.
— Messieurs, messieurs, dit-il d’un ton grave, croyez bien que l’instruction fera tout le nécessaire pour connaître la vérité relativement au décès de M. de Tergall, mais croyez bien aussi que, si je n’ai point inculpé M me Antoinette de Tergall, c’est qu’il m’est apparu, dès le début de mon enquête, qu’elle était parfaitement innocente, radicalement hors de cause.
C’était là une déclaration péremptoire.
Les deux magistrats s’inclinèrent d’autant plus volontiers que, depuis son arrivée au Tribunal, Fantômas avait trouvé le moyen de s’attirer la sympathie universelle.
Tout en devisant, d’ailleurs, ceux qui accompagnaient Maxime de Tergall à sa dernière demeure venaient de faire le long trajet séparant le château de l’église.
Le cortège, au moment précis où Charles Pradier intervenait entre le procureur général et le président pour innocenter Antoinette de Tergall, s’immobilisait brusquement. Le corbillard arrêté devant l’église de Bouloire était déchargé des couronnes entassées sur le cercueil, le drap noir recouvrant la bière, apparaissait, puis de robustes campagnards – les quatre plus vieux fermiers dépendant du château des Loges – chargèrent sur leurs épaules le cercueil, qu’ils déposèrent à l’entrée de l’église où le clergé, groupé, entonnait les prières de la bénédiction.
Or, au moment même où, d’une voix de basse, le curé de la paroisse lançait vers le ciel les paroles traditionnelles qui crient si bien le désespoir, la douleur humaine, et aussi l’espérance et la confiance chrétiennes, tandis qu’en haut du clocher le glas résonnait, lourdement sonné par le battant de la grosse cloche, soudain ce fut un long hurlement. Puis la ruée folle de ceux qui étaient encore massés sous le porche de l’église, et qui voulaient pénétrer dans la nef, bousculade insensée derrière Antoinette de Tergall elle-même qui perdait l’équilibre.
Sur le cercueil, tombant du haut du clocher, crépitant sur le chêne de la bière, une pluie étrange s’abattit. Pluie de diamants, pluie de rubis que l’on vit scintiller dans les rayons de lumière descendant des vitraux.
Et maintenant, oubliant la tragique horreur du moment, poussant des cris que le glas dominait avec peine, les assistants se bousculèrent presque pour ramasser les pierres précieuses. Chacun voulait voir, savoir, chacun voulait toucher les joyaux extraordinaires tombés du ciel. Puis stupeur nouvelle. On avait vu tomber des diamants et des rubis. On ne ramassait que des diamants. Mais non les rubis que l’on avait aperçus. C’étaient des gouttes de sang qui tachaient le sol, qui tachaient le cercueil, qui marquaient de rouge les vêtements noirs de la foule accourue à l’enterrement du marquis de Tergall.
***
Réveillé par les préparatifs d’un desservant et d’un sacristain, Ribonard, qui sommeillait, toujours attaché au battant de sa cloche, dominant ainsi le chœur même de l’église, assistait à toute une mise en scène qui, d’abord, lui parut incompréhensible.
Le prêtre et le sacristain balayèrent avec un soin extrême un espace qu’ils venaient de dégarnir de chaises. Ils étalèrent alors sur le sol de lourdes étoffes noires, semées de larmes d’argent, sur lesquelles bientôt ils disposèrent des chandeliers garnis de longs cierges, puis deux tréteaux, qu’une housse recouvrit.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? se demandait Ribonard, une messe noire ? Ah, c’est rien farce.
Mais soudain, une grimace s’ébaucha sur le visage de l’apache :
— Une messe noire, oui, ronchonnait-il, mais pas une messe noire à la blague. Eh bien, ça va être gai. C’est un enterrement qui se prépare.
Ribonard ne se trompait pas. Il venait en effet d’être le témoin des dispositions prises pour l’enterrement du marquis de Tergall.
— Ça va bien. Ça va de mieux en mieux. Cet enterrement-là, c’est la certitude que Fantômas ne pourra pas venir me décrocher avant cet après-midi ou même ce soir. Il y aura du monde dans l’église tout le temps d’ici là. Le patron ne pourrait pas opérer.
Ribonard d’abord, s’intéressait à surveiller de son observatoire les manœuvres des gens d’église, mais bientôt il se lassa, et, s’arrangeant au mieux sur les liens qui le maintenaient, se disposa à faire un nouveau somme.
— J’m’en vas toujours roupiller le plus longtemps possible. J’ai grande chance de ne pas déjeuner, tâchons de dormir. Qui dort dîne.
Il était dit que Ribonard se verrait contrarié dans tous ses projets. L’apache n’était pas reparti au pays des songes, qu’il en était brusquement tiré par le bruit fait par un homme gravissant le petit escalier conduisant au plancher inférieur du clocher.
— Crédié, songea Ribonard, qui frissonna en voyant la porte s’ouvrir, je n’avais pas pensé à celle-là. Ce type qui s’amène, c’est assurément le sonneur. Bon sang de sort, s’il vient carillonner, mon affaire est claire, je suis frit.
Ribonard se trompait. Il était six heures du matin. Si le sonneur avait rejoint son poste, c’était pour l’angélus du matin qui se sonnait sur une petite cloche, plus facile à manier que la lourde savoyarde où l’apache était enfermé.
— J’ai de la veine, pensa Ribonard, faut croire que mon habitation, à moi, ne sert qu’aux jours de grande cérémonie ?
Et il se tint coi, évitant de respirer, terrifié à la pensée qu’il pouvait être pris d’une quinte de toux. Finalement, il vit avec satisfaction le sonneur raccrocher son câble, l’angélus fini, et redescendre à l’intérieur de l’église.
— De mieux en mieux, songeait Ribonard, maintenant, je pense que me voilà tranquille ?
Tenace dans ses projets, Ribonard ferma les yeux, se rendormit.
Mais alors qu’il était au pays des songes, un grand coup sur le crâne lui rouvrit les yeux.
Il n’eut pas le temps de pousser un nouveau juron. Une formidable sonorité l’assourdit. En même temps, avec une force plus grande encore, on lui assénait un nouveau coup sur la tête.
— Aïe, commença-t-il, au secours.
Un troisième coup, si violent qu’il crut que son cerveau allait éclater, l’étourdit en même temps.
Et alors, tandis que le vacarme grandissait autour de lui, contre lui, au point que ses cris désespérés ne devaient pas s’entendre à un mètre, Ribonard comprit qui l’assommait à moitié, qui produisait ce bruit assourdissant. Dans un brouillard, car ses yeux se congestionnaient sous la violence des coups qui le meurtrissaient, Ribonard aperçut, semblant se balancer en-dessous de lui, l’église, où des cierges brûlaient, un catafalque sur lequel reposait un cercueil, des prêtres qui chantaient, une foule recueillie, et puis, entre cela et lui, visible par moments, caché en d’autres, par l’étrange balancement, l’être difforme qu’était le sonneur, le sonneur qui le tuait sans s’en douter, le sonneur qui se suspendait au câble commandant la grosse cloche, qui lançait d’un mouvement régulier, s’étonnant de la peine qu’il éprouvait, le battant de fer où était attaché Ribonard contre le bronze sonore de la cloche.
— Il va me fracasser le crâne, nom de Dieu, hurla Ribonard qui, déjà, ne songeait plus qu’avec peine, tant il était étourdi.
Et il râla :
— Au secours, au secours.
Ces appels, personne ne les entendit. De la cloche, les ondes sonores tombaient avec tant de force qu’elles assourdissaient ses cris. Ribonard, prêt à tout, songea que mieux valait encore risquer le saut périlleux que de se laisser ainsi écraser. Il voulut s’élancer au vide. Impossible. Les liens qui lui avaient permis de rester attaché au battant s’étaient resserrés sous son poids, il ne put les défaire.