Là, avec un sang-froid extraordinaire, paraissant de plus en plus oublier qu’il était un prisonnier les menottes aux mains, Juve commençait une vraie enquête.
Il procédait d’ailleurs, avec une telle habileté, il donnait dès ses premières phrases une telle preuve de son intelligence, que le commissaire de surveillance, tout comme le chef de gare, tout comme les deux gendarmes, finit par oublier presque complètement qu’ils avaient à faire à un prisonnier. Et Juve, forçant ainsi le destin, redevenait, malgré lui policier, apprenait de la sorte de forts intéressants détails. Il questionnait le fonctionnaire :
— D’où vient, disait-il, qu’il y a de la chaux dans les foyers de locomotives ?
En substance, le chef de gare lui répondait que c’était en effet, fort regrettable, mais qu’on ne pouvait pas l’empêcher.
— Figurez-vous, ajoutait le brave homme, qu’il y a de cela quelque temps, un tonneau de chaux est tombé d’un wagon en manœuvre dans le réservoir d’eau qui sert à alimenter les locomotives. En ce moment, il y a pénurie d’eau ici, nous n’avons pas encore pu vider le réservoir, on se sert donc de cette eau dans laquelle il y a de la chaux en dissolution. De là vient l’encrassement que vous avez constaté.
Or, Juve à ces détails, parut pris d’une véritable frénésie d’enquêteur.
— Un tonneau de chaux est tombé dans le réservoir, murmura-t-il, tout en fronçant les sourcils, ce qui était l’indice chez lui d’un profond énervement. Quand cela ? Où ça ?
— C’était le jour même de l’installation du nouveau juge Pradier dans la nuit de son arrivée, que le tonneau était tombé dans le réservoir.
Juve, du sérieux, passa à la plus folle gaieté.
— Je comprends, murmura-t-il.
Et comme le chef de gare le regardait stupéfait, Juve proposa :
— Menez-moi, monsieur, à ce réservoir. Vous verrez que ce ne sera pas une démarche inutile.
Quelques minutes après, gendarmes et commissaire se penchaient à qui mieux mieux sur le bord du bassin.
Et Juve, Juve qui de plus en plus dirigeait l’expédition, expliqua :
— Il faut draguer ce réservoir, il faut le draguer immédiatement, coûte que coûte. C’est très grave.
Il parlait avec une telle assurance, une certitude si indiscutable, qu’entraînés par sa conviction, on céda à ses caprices. Des hommes d’équipe arrivèrent, armés de tous les instruments qu’ils purent découvrir, ils fouillèrent le réservoir d’eau, d’abord sans succès.
— Enfin, commençait le chef de gare, qui, petit à petit, se ressaisissait, enfin, sapristi, qu’est-ce que vous pensez donc, que nous allons retrouver ?
— Cela, déclara froidement Juve.
Et tandis qu’avec un ah de stupeur, le chef de gare, les gendarmes, les hommes d’équipe, reculaient, Juve montra du doigt au bout d’une perche qu’un des compagnons soulevait avec peine quelque chose d’épouvantable, de hideux : un squelette presque entier, un squelette rongé, brûlé, impossible à identifier, mais cependant, un squelette humain. Et Juve, flegmatiquement, conclut :
— On tue un homme, on le met dans un tonneau de chaux, ce tonneau on le renverse dans un réservoir d’eau. La chaux brûle le cadavre, mais n’attaque pas les objets métalliques qu’il a dans ses poches. Parmi ces objets se trouve une médaille de juge d’instruction. Cette médaille est découverte dans les rouages d’une locomotive, cette locomotive est encrassée de chaux. Le policier Juve, tout imbécile qu’il est, fait une petite enquête et retrouve le squelette. Hé hé, tout de même, on dirait que je n’ai pas trop mal travaillé.
À ce moment, les deux gendarmes, les hommes d’équipe, le chef de gare, le commissaire de surveillance, tous ceux qui étaient là, considéraient Juve avec des regards affolés, apeurés, inexpressifs, à force de stupéfaction. Ce prisonnier qui, les menottes aux mains, parvenait à amener de si étranges découvertes commençait à leur apparaître comme un personnage diabolique.
29 – S. O. S. JUVE
— Où sont les bijoux ? Il me faut les bijoux.
Semblable à un ours en cage, ou pour mieux dire, à un fauve emprisonné, Fantômas allait et venait dans son bureau au Palais de Justice, cependant que le commis-greffier Croupan, absolument abasourdi de l’énervement sans cesse croissant depuis le matin, du juge d’instruction, lui répondait au hasard, en balbutiant des monosyllabes et courait dans tous les sens sans faire la moindre besogne utile. D’un coup de poing sur la table, qui retentit avec une sonorité formidable, Fantômas arrêta net le pauvre commis-greffier.
— Monsieur Croupan, s’écria-t-il, en le regardant, les bras croisés.
— Monsieur le juge ? répliqua le brave homme, au front duquel perlait une sueur d’émotion.
— Monsieur Croupan, reprit Fantômas, fixant le commis-greffier, avez-vous juré de m’exaspérer ? Avez-vous décidé de faire l’impossible pour me mettre hors de moi ? Voici plus d’une heure que je vous demande des pièces à conviction et vous allez, vous venez, dans mon cabinet, dans votre bureau, d’une façon incohérente et désordonnée, à la façon d’un bourdon qui se frappe contre les vitres. Avez-vous perdu la tête ? Êtes-vous ivre ?
— Oh, monsieur le juge sait bien que je suis la sobriété même. Mais ce n’est pas de ma faute, je n’étais pas habitué à m’agiter comme cela du temps de M. Morel.
— Du temps de M. Morel, il ne se passait pas des choses comme il s’en passe maintenant. Voyons, Croupan, donnez-moi ces bijoux.
— Mais ils sont là, monsieur le juge, ils sont là. Voilà dix minutes que je les ai posés sur votre bureau. Ils sont dans cette boîte scellée d’un cachet rouge et fermée par des fils de fer.
— Bien, fit Fantômas subitement radouci.
Mais le bandit ajouta aussitôt :
— Et l’argent ?
— L’argent ? Quel argent ? De quel argent voulez-vous parler ?
— Vous ne comprendrez donc jamais rien, monsieur Croupan ? Si je vous ai demandé les bijoux de l’affaire Chambérieux-Tergall, c’est que j’en ai besoin. Si je vous demande l’argent de la même affaire Chambérieux-Tergall, lequel argent a été volé au marquis et repris sur une fille nommée Rosa, dite Mirette, c’est parce que j’en ai besoin, pour mon instruction, c’est parce que ces pièces à conviction me sont nécessaires pour une confrontation importante que je veux effectuer aujourd’hui même.
— Mais, monsieur le juge, vous savez bien que l’argent a été versé à la Caisse des Dépôts.
— C’est un tort, s’écria Fantômas. C’est un grand tort. Votre patron le greffier ne devait pas se séparer de cette somme sans mes ordres. Comprenez donc que j’ai besoin des billets de banque volés, de façon à les identifier avec les numéros de ceux qui ont été dérobés au marquis de Tergall. Il me faut cet argent, il me faut ces billets.
— Monsieur le juge, comment faire ?
— Débrouillez-vous, Croupan, allez vous entendre avec M. le greffier en chef, je vous donne une heure pour me les rapporter.
Et le brave homme, se faufilant à pas rapides et menus dans les couloirs du Palais de Justice, marmottait en levant les bras au ciel :
— Quelle maison, mon Dieu, quelle maison, plus ça va, et plus le Tribunal a l’air d’un asile d’aliénés.
Fantômas, resté seul dans son cabinet, regarda fiévreusement sa montre.
— Trois heures et demie, fit-il, en se mordant la lèvre, et la marquise qui n’est pas encore là. Va-t-elle venir ? Hier, déjà, elle devait me rencontrer, puis, c’était ce matin, ce matin c’était encore remis à cet après-midi, pourvu que… Mais non, c’est certain. Elle va venir, et elle va venir maintenant, d’une minute à l’autre.
Fantômas prêta l’oreille.
De tous côtés, on percevait des rumeurs insolites dans le Palais habituellement paisible et silencieux. Et en effet le tribunal tout entier était agité, troublé. Les coups de théâtre se succédaient ininterrompus. On avait d’abord eu la veille la surprise d’apprendre que le fameux extradé annoncé de Louvain s’était évadé à la gare de Connerré. Puis, ce matin même, une autre nouvelle plus inattendue, plus confondante encore, avait abasourdi la magistrature locale tout entière. On avait informé le Parquet que l’extradé arrivait par le prochain train, qu’il était bel et bien entre les mains des gendarmes chargés de le conduire, qu’il avait passé la nuit à la prison du Mans, qu’avant la fin de la journée il arriverait à Saint-Calais.