L’homme n’eut pas le temps de tirer. Albert lui avait saisi le poignet, l’avait tordu violemment : on entendit les os craquer, le revolver échappa au poignet brisé, tomba sur le sol. Le passant ne devait plus avoir une nette conscience des choses. Pourtant il voulait encore résister : Louis répéta :

— Mais tue-le donc, tue-le donc !

Lâchant les épaules du malheureux passant, il se jetait à genoux, il le prenait par les jambes, il le jetait sur le sol et c’était au tour d’Albert, d’achever la sinistre besogne.

Il se laissa tomber sur l’homme renversé qui ne bougeait plus guère, il s’accroupit sur lui, il leva son poing, armé d’une massue, il lui en frappa le crâne à coups redoublés.

— Que je le tue ? parbleu, j’suis là pour ça. Tu as raison, tuons-le, tuons-le.

Comme on bat un fer sur une enclume, il martelait de sa massue le crâne de l’homme sur les dalles du trottoir. D’abord, les os résistèrent, puis la boîte crânienne craqua, et soudain, Albert eut le sentiment qu’il tapait sur quelque chose de mou, qu’il avait atteint le cerveau. Mais comme une brute, il continua de frapper. Son compagnon pourtant, venait de lâcher les jambes du malheureux passant. Il calmait la furie de son complice :

— Assez, assez, bon Dieu, tu vas flanquer du sang partout.

— C’est vrai. Bon Dieu, ça a été dur. Bah, c’est fait.

Ils restèrent là tous les deux devant l’homme mort, sans dire mot, puis Albert reprit son sang-froid :

— Maintenant il faut s’en débarrasser.

L’autre eut un haussement d’épaules.

— C’est bien lui au moins ?

Albert retourna le corps : il se pencha sur la face, il éclata de rire :

— Oui, c’est bien Didier.

***

Ils s’apprêtaient à fuir, lorsque celui qui s’était fait appeler Albert se redressa brusquement :

— Nom de nom, on vient !

— Les hirondelles. On est cuits.

Il jetait autour de lui des regards épouvantés, il était prêt à fuir, à s’élancer par-dessus la haie voisine, à disparaître dans l’ombre complice des terrains vagues. Son compagnon le retint. Les agents étaient trop loin pour avoir pu voir la scène, mais trop près aussi pour ne point avoir distingué leurs ombres.

— Pas de bêtise. Reste. Tu veux donc qu’on prenne notre signalement, qu’on nous retrouve tout de suite. Reste, il faut… Tiens, prends-le sous le bras, comme moi, hardi, tu vas voir.

Tout en parlant, Albert avait pris le mort sous l’un des bras, il le soulevait à moitié, disant :

— Viens donc, mon pauvre vieux, faut pas te coucher là, comme ça, qu’est-ce qu’elle dirait ta femme demain ? allez, quoi, un peu de courage, hé vieux frère, ne te laisse pas porter.

Ils firent ainsi quelques pas. Albert continuait :

— Si c’est possible, tout de même d’être plein comme ça. Quelle gueule de bois il aura demain. Ah, mes enfants.

À ce moment, les agents cyclistes croisaient le groupe, l’un des agents leur jeta :

— Dites donc, est-ce que vous allez loin avec votre copain ?

— Pas tout près, pourquoi ?

— Eh bien, bonne promenade. Il a de la veine que vous soyez là. Nous l’aurions bien ramassé. Il en tient une, hein ?

— Tu parles !

Les agents s’éloignaient, les deux assassins traînèrent le mort quelques pas encore. Mais Louis défaillait :

— Si je les ai eues à zéro, alors. Tu as eu une bonne idée d’imaginer le truc de l’ivrogne.

Et comme il était à bout de force, comme une sueur froide perlait à son front, comme ses jambes se dérobaient sous lui, il lâcha le cadavre, qui soudain abandonné, entraîna presque Albert à son tour.

— Qu’est-ce que nous allons faire ?

Albert, déjà regarda autour de lui :

— Nous allons le cacher dans un wagon en réparations, dit-il sur un ton sans réplique.

Les deux hommes prirent le mort, l’un par les bras, l’autre par les jambes, ils le hissèrent par-dessus une haie, ils le traînèrent à moitié, le portant à demi jusqu’à un grand wagon-lit.

Albert escalada la voiture, ouvrit l’une des portières.

— Passe-moi la viande, commanda-t-il. On va le mettre sur une banquette.

— Attends un peu. Laisse-moi d’abord lui faire la petite opération que tu sais.

Quelques instants après, Louis se redressait et avec l’aide de son compagnon, hissait le corps, la tête heurtait à l’un des panneaux de tôle et le cerveau s’y éclaboussait, y marquant une traînée sanguinolente…

Alors Albert hurla :

— Fais donc attention, mon salaud, voilà maintenant que tu as flanqué du sang partout. Sûrement les ouvriers verront cette tache-là demain matin et ouvriront le compartiment, ils trouveront Didier.

Il n’entrait évidemment pas dans les desseins de l’assassin que le cadavre fût rapidement retrouvé. Enfermé dans le wagon-lit, il n’aurait été sans doute découvert que fort longtemps après. La tache de sang maculant la portière, visible de l’extérieur, allait au contraire attirer l’attention dès le lendemain matin.

Que faire ? Les deux meurtriers tinrent conseil.

Louis proposait :

— Il y a des pots de peinture par-là ? Si j’essayais d’en renverser un sur le panneau de tôle ?

— Essaye.

Mais la peinture adhérait mal et puis le remède était pire que le mal. Les ouvriers s’étonneraient de ce pot de peinture renversé sur la tôle du compartiment.

Albert s’énervait :

— Qu’allons-nous en faire ? Dans le wagon on le retrouvera tout de suite. Et de toute façon maintenant, comme on découvrira fatalement la banquette tachée de sang, on fouillera l’entrepôt, ah, sapristi… Plus loin il y a la Seine.

Et sans doute, il songeait alors que le fleuve qui roule dans ses flots limoneux tant de mystérieux cadavres anonymes, pourrait bien en rouler un de plus.

Albert était encore debout, sur le marchepied du wagon-lit. Il sauta, il courut à une sorte de petit chariot, à un « diable » qui traînait un peu plus loin :

— Nous allons le coller là-dessus et le charrier jusqu’à la flotte.

Ce qu’ils firent. Albert avait pris une corde. Ils ficelèrent le corps sur le diable. Ce fut alors une marche lugubre. En avant, à quelque distance pour éviter les rencontres possibles d’un gardien, Louis marchait. Albert, derrière, tirait le diable sur lequel reposait le corps. Il y avait sur leur chemin des obstacles de toutes sortes, des rails qui faisaient tressauter le cadavre, de l’herbe où les roues du chariot enfonçaient, des barrières qu’il fallait éventrer. Cela dura une heure. Il leur fallut une bonne heure pour atteindre la berge de la Seine.

Alors Albert déficela le corps. Aidé de son compagnon, il empila dans les poches du pardessus des pierres, des boulons, des morceaux de ferraille. Puis il lia les pieds, puis encore il attacha le mort par les chevilles à une longue corde et enfin, il le précipita dans le fleuve :

— Je pense bien qu’il va couler, disait Albert et pour plus de sûreté nous allons le traîner comme une vulgaire péniche à quinze cents mètres d’ici. Si on retrouve des traces de notre passage on ne fouillera pas le fleuve si loin.

Les deux hommes tirèrent sur la corde, tirèrent le cadavre.

D’abord, se fut très dur, puis, tout d’un coup ce fut plus facile. Ils échangèrent un regard épouvanté, ils ne tiraient plus sur le corps, c’était le corps qui les tirait. Louis lâcha la corde… Albert voulut résister, résista une seconde, la lâcha à son tour… elle tomba au fleuve, elle fila.

Mais Albert avait déjà retrouvé ses esprits.

— Nous sommes bêtes, déclara l’assassin, ce n’était pas Didier qui nous tirait. Il est bien mort, parbleu, c’est le courant qui l’entraînait plus vite que nous ne marchions.

***

Il était à peu près deux heures et quart au moment où les assassins laissaient échapper la corde du cadavre qu’ils avaient jusqu’alors remorqué. Dix minutes plus tard, à deux heures vingt-cinq, à peine, d’un fourré de cette berge de la Seine où le cadavre de Didier Granjeard venait de s’engloutir, un homme sortait avec précaution, il regardait de tous côtés avant de quitter sa cachette, puis s’éloignait à grands pas.


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