Le policier fronça le sourcil.
— Pardon, qu’est-ce que je disais ? M. Jandrop. Décidément, M. Jandrop, vous venez de faire là une extraordinaire découverte, qui fera avancer l’instruction. Comment s’appelle cette personne dont vous avez la photographie ? D’où la tenez-vous ?
— N’allons pas si vite. N’est-ce pas un point d’acquis, à savoir que le portrait que je possède est bien celui du mort qui a été assassiné voici exactement six jours, dans la Plaine Saint-Denis ? Avant de chercher plus, voulez-vous avoir l’obligeance de m’accorder une satisfaction ?
— Mais tout ce que vous voudrez, déclara le magistrat.
Juve, alors, tendit une feuille de papier, sur laquelle au crayon figuraient quelques noms propres. Le magistrat parcourut cette liste.
— Je voudrais, déclara Juve, que vous fassiez venir ici même, et cela le plus tôt possible, les personnes ici mentionnées. Croyez-vous que dans une heure on aura pu les réunir ?
Le magistrat hocha la tête affirmativement :
— Elles sont toutes dans le voisinage, et nous les trouverons toutes au même endroit. Pour peu qu’ils ne soient pas absents, ces gens-là viendront très vite. Mais que leur voulez-vous ? Je vois dans votre nomenclature des noms de personnalités importantes, et connues à Saint-Denis.
— Je le sais, j’aimerais que nous puissions causer.
— Deux minutes, et je fais le nécessaire.
***
Une heure après, Juve et M. Bagot qui s’en étaient allés déjeuner, revenaient à la morgue. Ils n’étaient pas seuls. Parmi les personnalités convoquées, se trouvait un contremaître de la maison Granjeard, M. Landry, père de Riquet.
En se rendant au rendez-vous qu’un agent, alors qu’il quittait son travail, était venu lui assigner, Landry avait rencontré M. Bagot et son compagnon, qu’il saluait d’un : « Bonjour Jandrop ! » tout à fait amical, ce qui n’avait pas été sans impressionner le commissaire.
Jandrop, d’ailleurs, avec une parfaite bonne grâce, avait serré la main de Landry, puis présenté le commissaire. Et ces formalités remplies, tout en cheminant, il faisait bavarder le contremaître. Entre temps, il avait soin de pousser de temps en temps du coude le commissaire, pour lui signifier qu’il fallait prêter attention aux propos que tenait l’employé de la maison Granjeard.
Le pseudo Jandrop avait lancé Landry sur le thème des discussions intestines qui avaient eu lieu une semaine auparavant dans la famille Granjeard, au lendemain même de l’enterrement du patron. Et Landry, sans penser à mal, simplement pour le plaisir de bavarder, narrait la dispute qui était intervenue, divisant la famille en deux camps, l’un composé de la veuve et de ses deux fils aînés, l’autre formé du seul cadet, Didier, qui d’ailleurs avait toutes les sympathies du contremaître et que ce dernier plaignait sincèrement :
— Croyez-vous, monsieur le commissaire, déclarait familièrement Landry, que la patronne m’a obligé de flanquer à la porte, comme une rien du tout, une brave et honnête ouvrière que j’employais depuis cinq ans, et pour quelle raison, je vous le donne en mille ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle était la maîtresse du fils Didier, un point c’est tout.
— Vous entendez, monsieur le commissaire ? demanda Jandrop.
— Je vous avoue que je ne vois pas encore bien le rapport.
Mais trois personnes attendaient le magistrat, en se promenant de long et large sur le trottoir étroit et désert qui bordait l’immeuble de la morgue.
— Ce sont bien les Granjeard, n’est-ce pas ?
— Oui, fit le commissaire, je ne les ai pas vus bien souvent, mais j’étais à l’enterrement du père Granjeard, et je reconnais très bien sa veuve. Les deux hommes qui l’accompagnent doivent être deux de ses fils.
L’un de ceux-ci, d’ailleurs, se détachait du groupe et venait droit vers les nouveaux arrivants, dont s’était écarté Landry, qui, en apercevant brusquement ses patrons, avait jugé préférable de rester en arrière.
— C’est à monsieur le commissaire que j’ai l’honneur de parler ? demanda l’interlocuteur, soulevant légèrement son chapeau.
— Le commissaire, c’est moi, fit M. Bagot, répondant au salut qui lui était adressé.
— Je suis M. Paul Granjeard, que vous avez convoqué voici une heure à peu près par l’intermédiaire d’un agent. Ma mère et mon frère, ici présents, ont été également invités par vous à venir ici. Que désirez-vous apprendre ? Pourquoi nous dérange-t-on ?
Le jeune homme s’exprimait avec arrogance, sa voix était sèche et cassante et M. Bagot, qui n’était qu’un brave homme sans aplomb, paraissait troublé du ton brusque sur lequel on lui parlait. Il le comprenait presque, il l’admettait même. Qu’était-il, en effet, lui, obscur et modeste fonctionnaire, bien que pourvu des prérogatives d’un magistrat, à côté de ces personnalités qui occupaient, dans le commerce de Saint-Denis, une situation prépondérante ? Juve fut moins humble.
— Monsieur, déclara-t-il, M. le commissaire de police vous a convoqué ainsi que votre frère et M me votre mère, dans l’intérêt de la justice et dans celui de la vérité. Il est du devoir de tout bon citoyen, de se prêter sans murmurer à de semblables exigences. Il s’agit d’ailleurs tout simplement, je l’espère du moins pour vous, d’une simple formalité à remplir, après quoi vous aurez toute liberté de retourner à vos affaires.
M. Bagot, cependant, qui tenait à jouer son rôle, prit un air sévère et important, pour déclarer :
— Eh bien, nous allons commencer sans tarder.
Mais il se tournait vers Juve et sollicitait un renseignement à voix basse :
— Que faisons-nous ?
Fort adroitement et pour n’avoir point l’air, vis-à-vis de tiers, de mener l’affaire, Juve répliqua :
— Nous allons agir, monsieur le commissaire, comme vous l’avez décidé ce matin, c’est-à-dire que nous allons mettre M me et MM. Granjeard en présence du noyé de l’autre jour.
— Pourquoi faire ? interrompit M me Granjeard, qui jusqu’alors, s’était renfermée dans un silence méprisant.
Juve ne répondit pas immédiatement. Il ne s’était pas arrêté de marcher et, instinctivement, on l’avait suivi. Sur un signe qu’il fit aux gardiens, la porte du caveau mortuaire s’ouvrit. Et Juve, d’un geste brusque, autoritaire, y fit pénétrer la veuve, ainsi que ses deux fils. Les trois personnes, sans s’y attendre le moins du monde, se trouvèrent soudain en présence du mort, qu’un rayon de lumière tombant du plafond, à travers des vitres dépolies, éclairait en plein visage.
M me Granjeard s’était avancée machinalement au milieu de la pièce, mais elle s’arrêta net, leva les bras au ciel et retomba en arrière, en poussant un grand cri. Ses fils qui venaient derrière elle la reçurent dans leurs bras, mais leur regard s’était fixé aussi sur le cadavre, et de leurs lèvres s’échappait un cri terrible :
— C’est Didier, c’est Didier !
Ce fut pendant quelques instants un désordre inexprimable, dans la lugubre salle de la morgue. En proie à une attaque de nerfs, M me Granjeard était difficilement maintenue à l’extrémité de la pièce par ses enfants, auxquels deux agents, sur un signe de Juve, étaient venus prêter secours.
***
Peu à peu, la veuve revenait à la vie, reprenait conscience d’elle-même. M me Granjeard eut un regard étonné, surpris, pour tous les gens qui l’entouraient, puis ses yeux rencontrèrent les tréteaux sur lesquels gisait, rigide, le corps de son malheureux fils. Elle eut un nouveau cri de douleur.
— Didier, murmura-t-elle, mon enfant, mon pauvre enfant !
Ses deux fils également semblaient fort émus, et de temps à autre, ils jetaient des regards furtifs sur le cadavre, cependant que le commissaire d’une part, et Juve de l’autre, les observaient attentivement.
Lorsque M me Granjeard fut un peu remise, ce fut Juve qui, le premier, proposa :
— Voulez-vous que nous nous retirions dans la pièce voisine ? L’identification est désormais faite. Nous savons désormais que la victime de la Plaine Saint-Denis est M. Didier Granjeard.