— Bon ! répondait Riquet, la mort, je m’en fous, si on doit rigoler.

***

Le soir même, Riquet présentait son bon copain Lambert à son père et à sa mère. Il y avait fête dans l’humble logement de Saint-Denis.

— Écoutez donc, avait annoncé Riquet, v’là un nouveau copain, un contrecoup d’une usine d’Aubervilliers, s’agit de lui faire une réception à la hauteur !

Et Lambert trinquait avec un naturel si parfait, que par moments, Riquet se prenait à sa comédie.

2 – SCÈNES DE FAMILLE

M me Granjeard donnait ses instructions à ses fils, de cette voix brève, autoritaire et sifflante qui, depuis quarante ans déjà, retentissait dans l’immeuble de la rue de l’Estacade à Saint-Denis. C’était l’heure du déjeuner. On venait de passer dans la salle à manger :

— Assieds-toi là, Paul, dit-elle, en s’adressant à l’aîné de ses fils. Eh bien, oui, mets-toi là, à la place de ton père, que veux-tu puisqu’il est mort et que tu es l’aîné de la famille, c’est toi désormais qui le remplacera. Il faut se faire une raison, nous n’y pouvons plus rien.

M me Granjeard, s’adressant au second de ses fils, à Robert, poursuivait :

— Quant à toi, viens à ma droite, de la sorte tu seras à contre-jour, ce qui est meilleur pour tes yeux qui n’aiment pas la grande lumière. Et puis ça doit être comme ça.

Le troisième fils, Didier, un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, s’installa sans mot dire à la place demeurée libre à gauche de sa mère et cependant que chacun s’asseyait autour de la table de famille, Didier réprimait avec peine les grosses larmes qui lui montaient aux yeux, cependant que M me Granjeard, plus rude, plus sèche, plus maîtresse d’elle-même encore qu’auparavant, jetait un coup d’œil sévère sur la bonne qui passait le premier plat, et elle lui fit des reproches amers :

— Rien qu’à les regarder, grommela-t-elle, je vois, Justine, que ces œufs brouillés ne sont pas assaisonnés, passez-moi le poivre et le sel.

Le déjeuner dès lors commença lentement, dans le silence.

Les Granjeard exerçaient, depuis des temps immémoriaux, le commerce des charpentes en fer à Saint-Denis. C’était le grand-père Granjeard qui, sous le second Empire, avait ouvert une petite quincaillerie dans une misérable échoppe construite en planches au bord du canal. Dans cet humble magasin, il avait vendu de tout ce qui touchait de près ou de loin à sa profession. Puis, il s’était adjoint un terrain vague dans lequel il avait entassé les vieilles ferrailles achetées aux chiffonniers et aux démolisseurs. Ensuite, par quelques spéculations assez avantageuses, car le bonhomme s’entendait au négoce, il avait réussi à réaliser de notables économies et à les placer avantageusement dans des marchandises en stock qu’il accumulait dans son arrière-boutique.

Une hausse sur le fer survenue après la guerre obligea les négociants à élever leurs prix. Granjeard qui, dès lors, venait de s’associer son fils, ne manqua naturellement pas de faire comme ses collègues et d’augmenter les prix de ses matériaux. Il avait avec les fournisseurs des contrats très avantageux, grâce auxquels il réalisait des bénéfices considérables.

Granjeard avait eu, en l’espace de dix années, trois enfants, trois garçons, ce qui le réjouissait, car non seulement il n’aurait pas de dot à donner à ses fils comme il aurait fallu le faire pour des filles, mais encore dans l’avenir, ces trois garçons seraient évidemment d’excellents employés que l’on pourrait utiliser dans la maison de commerce.

À mesure que les enfants grandissaient, l’affaire grandissait aussi et désormais ce que l’on appelait « la maison Granjeard à Saint-Denis » occupait un vaste quadrilatère bordé d’un côté par la Seine, d’un autre par la rue de l’Estacade et des deux derniers par de hauts murs auxquels s’adossaient des charpentes sous lesquelles on amoncelait des provisions de ferrailles.

Pour être mieux à proximité de leur usine, les Granjeard avaient leur domicile privé sur le lieu même de leurs affaires. Ainsi, ils pouvaient exercer une surveillance active et continuelle. Les époux n’avaient qu’un seul objectif, qu’un seul but dans la vie : leur commerce, qu’une seule satisfaction : gagner de l’argent.

M me Granjeard était bien la femme qui convenait au marchand de fer. À proprement parler, elle n’avait jamais eu de jeunesse. C’était une personne sèche, acariâtre, parcheminée avant l’âge par un séjour prolongé derrière sa caisse et ses comptoirs. Elle avait toutefois des qualités de sérieux et une perspicacité commerciale qui faisait d’elle la précieuse collaboratrice de son mari. Elle était, comme lui, éprise de négoce et ne pouvait s’imaginer qu’il y eût au monde d’autre distraction que celle qui consistait à établir des bordereaux et des factures ou à lire, quand on avait des loisirs, les journaux spéciaux de la Métallurgie. Les Granjeard étaient semblables au fer qu’ils vendaient. Ils étaient sombres et rigides.

Les fils avaient grandi dans le voisinage immédiat du métal. On avait fait, conformément aux aptitudes qui s’esquissaient chez ces jeunes gens, de Paul, un ingénieur, de Robert un avocat. L’idée était excellente. C’était le père Granjeard qui l’avait eue. Il estimait que, de la sorte, lorsque ses fils seraient munis de diplômes, il ne serait plus nécessaire d’avoir recours à des concours étrangers dans les diverses branches de son commerce.

Paul s’occuperait de la partie technique et Robert du contentieux.

Didier, avant son service militaire, avait été vaguement chargé de visiter la clientèle. C’était un joli garçon, au regard doux, aux traits réguliers. Une longue et belle barbe très soyeuse s’épanouissait sur son visage et lui donnait, dès dix-huit ans, l’apparence d’un homme de vingt-cinq. Didier, toutefois ne mordait pas au commerce. On le traitait de sentimental, de rêveur, avec d’ailleurs un peu de mépris. Le jeune homme s’intéressait peu aux opérations qui séduisaient si fort le reste de sa famille, et c’était avec un grand soulagement que, deux ans auparavant, il était parti faire son service militaire. Or, voici qu’il était revenu depuis quelques semaines à peine et que le décès inopiné de son père menaçait d’apporter une perturbation considérable dans l’organisation intérieure de la maison de commerce.

On était ce jour-là un lundi matin. Le samedi précédent on avait enterré Granjeard et dès lors, l’existence reprenait son cours normal pour ceux qui lui survivaient.

La veuve Granjeard, depuis la réouverture de l’usine, n’avait pas arrêté un seul instant de travailler. Ce matin-là, il avait fallu répondre au courrier volumineux qui s’était accumulé ces deux derniers jours, donner des coups de téléphone et, en outre, la veuve Granjeard avait eu à débrouiller avec son contremaître Landry une question assez délicate et compliquée au sujet d’une commande passée par une fonderie des Ardennes.

Pendant le déjeuner, M me Granjeard entretint ses fils de cette commande.

Tout à coup, la veuve, se tournant vers son fils cadet, Didier, l’interpella sèchement :

— Tu n’es guère poli, Didier. Il me semble que tu pourrais au moins faire attention à ce que je dis au lieu de rêvasser. Tes intérêts sont en jeu comme ceux de tes frères. Seulement, monsieur se croirait déshonoré s’il s’occupait de questions aussi terre-à-terre.

— Mais, ma mère, je vous écoute. Je sais que tout ce que vous faites est bien fait.

L’irascible veuve allait répondre, lorsque, soudain, la sonnerie du téléphone retentit dans le bureau voisin. M me Granjeard alla à l’appareil, revint :

— C’est Bridois, le notaire, qui vient de nous téléphoner. Il va falloir nous arranger pour l’aller voir demain, tous les trois, tous les quatre du moins, Didier viendra aussi.

— Pourquoi faire, ma mère ? comment se fait-il que vous ayez besoin de moi ? demanda Didier.


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