Et puis enfin Didier ne désespérait pas d’obtenir de sa mère l’argent auquel il avait droit.
Blanche Perrier ne comprenait pas grand chose à ces histoires compliquées de comptes, elle n’en retenait que ceci : c’est que si Didier avait voulu l’abandonner, il pourrait être millionnaire, alors que s’il restait avec elle, il se condamnait à la pauvreté.
Après le dîner, Didier écrivit une lettre.
— Pour qui est-ce ? demanda Blanche.
— C’est pour ma mère, fit le jeune homme. Je tiens à préciser nettement la situation, je lui raconte que je ne veux pas rentrer chez elle et que je ne la reverrai pas avant que nos affaires ne soient définitivement réglées.
— Tu aurais dû la prévenir plus tôt.
— Pourquoi ?
— Elle t’attend peut-être ce soir, tu aurais dû rentrer, oui, tu devrais même rentrer, qui sait après tout si ta mère n’a pas changé d’opinion, si elle n’est pas décidée à s’arranger avec toi.
— J’en doute, on voit que tu ne la connais pas.
— C’est égal, fit Blanche, tu ferais mieux de partir, demain tu reviendras pour ne plus me quitter, mais ce soir, crois-moi, rentre chez ta mère.
Didier hésitait.
Perplexe, Didier se leva après avoir achevé sa lettre :
— Je descends, dit-il, mais je crois bien que je remonterai.
— Tu auras tort, fit Blanche, crois-moi, rentre chez ta mère, ce soir au moins.
Didier prit son chapeau. Il embrassa sa maîtresse.
— Je ne sais pas du tout ce que je vais faire, dit-il, et c’est très délicat pour moi de choisir. Écoute, c’est bien simple : si, dans un quart d’heure, je ne suis pas remonté, c’est que j’aurai suivi ton conseil et alors, je ne te reverrai plus que demain.
Assurément sa résolution était prise lorsqu’il arriva rue de la Chapelle, car il courut à la poste et jeta sa lettre dans la boîte. Il rebroussa chemin, ensuite revint dans la direction de l’impasse Urbain. Mais Didier s’arrêta encore.
— À quelle heure sera-t-elle distribuée ? se demandait-il.
Il revint au bureau, lut l’inscription : sa lettre ne parviendrait à sa mère que le lendemain vers onze heures.
— C’est bien tard, pensa-t-il, et malgré tout elle se tourmentera inutilement. Si seulement je pouvais la faire prévenir.
Mais Didier ne s’arrêta pas à ce projet, il savait que sa mère et ses frères se couchaient de bonne heure :
— Quel scandale si j’envoyais un messager quelconque. Il ne parviendrait à l’usine que vers minuit. Non il faut éviter cela.
Retourner, remonter chez Blanche, c’était évidemment la solution qui tentait le plus Didier, mais il ne s’y arrêta pas encore. La jeune femme avait eu raison en lui conseillant de ne pas exaspérer la colère de sa mère. Mieux valait, peut-être encore, essayer de s’arranger avec elle et s’efforcer par conséquent de lui déplaire le moins possible.
Pendant une bonne demi-heure, Didier qui n’était pas l’homme des décisions rapides, erra sur le trottoir de la rue de la Chapelle. Il s’aperçut enfin du temps perdu et son incertitude ne fit que s’accroître.
— Je monte chez Blanche, se dit-il, tant pis.
Mais une pensée l’arrêta. Il y avait déjà près d’une heure qu’il avait quitté sa maîtresse et il ne possédait pas la clef du logement, il allait donc falloir la troubler dans son sommeil, réveiller aussi peut-être le petit Jacques.
Brusquement, Didier après avoir pris cette résolution adopta le parti contraire :
— Je rentre à Saint-Denis, fit-il.
Et, pour ne pas changer d’avis, il courut jusqu’à la barrière dans l’intention de prendre le dernier tramway. Au moment où il franchissait la grille d’octroi, il vit partir le véhicule, celui-ci était trop loin déjà pour que le jeune homme put le rattraper. Cette malchance aurait dû dès lors modifier sa décision, il n’en fut rien !
— Tant pis, se dit Didier, je rentrerai à pied, ça me changera les idées.
4 – LUI, TOUJOURS LUI ET SA GRANDE OMBRE
À mi-chemin de la grande avenue qui joint la barrière de la Chapelle à Saint-Denis se trouve une voie déserte et sinistre, plantée d’arbres maigres et sans branches, bordée par des terrains vagues où la Compagnie des Chemins de fer du Nord a construit ses ateliers pour la réparation des wagons et des locomotives. La nuit, cette partie de l’avenue est noire. Seul un point se trouve éclairé. C’est la façade des ateliers de la Compagnie du Nord.
Là, dans un renfoncement de palissade, se dresse un cabaret. Ce n’est pas un des honnêtes mastroquets de la banlieue parisienne, mais un bouge qui sue le vice et le crime, poussé là comme un champignon vénéneux. Sa clientèle se compose de tous les rôdeurs des fortifications, de tous les trimardeurs vivant de besognes louches aux portes de l’octroi, les « apaches », quoi !
Le troquet ne porte aucune enseigne. Dans la journée, mal clos par des volets de bois que le vent agite et secoue, il paraît désert, abandonné, et le plafond de la boutique est si bas qu’il semble prêt à rentrer sous le sol pour y cacher sa honte.
Le soir, dès la nuit tombée, lorsque la clignotante lumière des réverbères troue seule l’ombre épaisse, le cabaret se réveille. Le patron du nom d’Hilaire est un colosse. Aidé d’autres garçons à biceps, il décroche les volets, sort quelques tables, suspend quelques enseignes, allume les lampes. Et dès lors, le bouge illuminé de gaz, avec ses glaces impénétrables tant la buée les recouvre vite, apparaît comme une sorte d’épouvantable rendez-vous.
Une porte basse dont le bec-de-cane extérieur est presque toujours absent, sert d’entrée. Il faut frapper. Un garçon survient, vous examine, ouvre, referme sur vous. Qui ne connaît le lieu a l’impression, quand la porte retombe, qu’il est littéralement prisonnier. Dans le bouge, règne toujours la même atmosphère empuantie de relents de pipe et d’alcools. Le comptoir est surchargé de flacons divers, le patron trempe, de ses grosses mains rouges, des verres sales dans une eau laiteuse. Un alambic ronronne dans un coin. On cause. On parle. Il y a peu de monde, et pourtant, quand par hasard un passant attardé s’y arrête un instant, il se sent immédiatement de trop. Il s’en va.
Ce bouge, qui inspire l’effroi, que la police connaît, surveille, mais ne viole jamais en vertu d’une convention tacite conclue sans doute avec Hilaire, a pourtant une fidèle clientèle. On y vient en habitué, on y cause, on y boit, on y dort et certains s’y trouvent si bien qu’ils ont l’impression d’y être chez eux.
Outre la porte qui donne sur l’avenue menant à Saint-Denis, il y a une fenêtre permettant de communiquer avec les terrains occupés par les chemins de fer du Nord. Il entre beaucoup plus de monde par la porte de la rue qu’il en ressort, et cela permet de supposer que la fenêtre est un passage très fréquenté.
Ce sont d’ailleurs des physionomies bizarres et inquiétantes qui hantent le cabaret d’Hilaire. Encore qu’ils apprécient hautement le luxe canaille et criard de l’éclairage a giorno,ces clients évitent pourtant en général, de stationner sous la grande lumière. Les tables qui sont rangées près des vitres de l’avenue de Saint-Denis sont les plus appréciées. On s’y assoit en tournant le dos à la rue. Les visages, de la sorte, se trouvent dissimulés. Alors, on cause, on boit, on rit. Certains soirs, des conversations se tiennent qui feraient frissonner les âmes les plus aguerries. Certains autres, on se croirait dans une buvette tranquille, nul ne parle d’assassinat. Deibler ne fait plus les frais de toutes les conversations. On rit, on chante. Ces soirs-là, peut-être, le bouge est encore plus lugubre, ces soirs-là ce sont les lendemains d’affaires épouvantables, ce sont les veilles de crimes horribles, car la clientèle du lieu passe son temps, soit à se partager les bénéfices de ses entreprises, soit à en préparer de nouvelles.
Il faut pourtant qu’à certains moments les natures même les plus cruelles se délassent. Et ce soir-là, tandis que Didier quittait son amie, tandis qu’il s’apprêtait à revenir à pied chez sa mère, ayant manqué le dernier tramway, le bouge, par exception, retentissait d’éclats de rire non pas sinistres mais simplement joyeux. Peu de monde. Dans un coin, deux consommateurs mêlés dans l’ombre, invisibles presque, couverts de vêtements sombres, coiffés de chapeaux mous, devisaient tranquillement, en jouant aux dominos. Devant le comptoir, d’autres individus, à mine d’ouvriers en rupture d’atelier, faisaient cercle, buvant avec insouciance le poison vert d’absinthe, si épais que la cuillère y tenait debout.