Ce puissant qui se faisait véhiculer ainsi à l’allure souple et régulière de sa quarante HP, n’était autre que lord Duncan, bonbonnier de la reine d’Angleterre et favori du roi.
Ce matin-là, Londres s’éveillait maussade.
La grande ville était enveloppée dans ce brouillard jaune qui fait qu’en plein midi, parfois, il faut tenir les becs de gaz allumés afin de pouvoir se reconnaître.
Insensible, indifférent à cette morne torpeur, lord Duncan qui, hâtivement, avait quitté son domicile pour se rendre au Parlement dont la séance solennelle allait être ouverte par le souverain, pensait moins au discours du trône que prononcerait le roi George V qu’à ses propres affaires.
Ses affaires, c’était le mariage avec la pierreuse Nini Guinon, la menace perpétuelle qu’elle faisait planer sur son honneur et sa réputation de gentilhomme en se livrant à la pire débauche.
Une petite compensation… Il y avait l’enfant, l’héritier de la race et du nom.
Peu soucieux d’arriver en retard au Parlement, lord Duncan, détournant son chauffeur de l’itinéraire normal, l’avait fait obliquer dans la direction de Hyde Park.
Il avait arrêté sa voiture à l’entrée de la grille, ordonné au mécanicien de l’attendre, puis, s’enfonçant dans la brume légère qui demeurait humide et basse sous les arbres, il s’achemina seul, à pied, vers l’allée cavalière.
Le cœur lui battait…
Assise sur un banc, en toilette simple, Nini Guinon attendait lord Duncan.
— Navrant, pensait lord Duncan, si seulement Nini n’était pas Nini, si elle avait voulu faire un effort, nous aurions fait un bon ménage, uni, heureux de vivre à l’écart, en paix.
Duncan fut arraché à sa songerie par une apparition.
À côté de Nini, venait de surgir un bébé, que lord Duncan, jusqu’alors, n’avait pas aperçu, car il se trouvait dissimulé derrière les jupes de Nini Guinon.
Duncan ne pouvait plus y tenir, à pas précipités, il rejoignit le groupe.
Nini l’aperçut, elle se leva, une légère rougeur lui envahit les pommettes. Sous les paupières lourdes de grands cils, ses yeux brillaient.
Lord Duncan était séduit par le charme incontestable de Nini Guinon…
Et jugeant que l’ère des reproches ne pouvait s’éterniser, il sourit à sa femme :
Celle-ci, très simplement poussait vers lui l’enfant avec des gestes câlins :
— Le petit Jack, dit-elle…
Duncan, ému au dernier point, ne trouvait pas un mot à répondre : son regard humide d’émotion allait de la mère à l’enfant, et instinctivement il cherchait à retrouver dans les traits du petit garçon le rappel des traits de la mère.
Puis, brusquement lord Duncan se départant de son flegme, inclina sa haute taille, saisit l’enfant à bras le corps et le serra sur sa poitrine :
— Jack, murmura-t-il, mon petit Jack…
L’enfant, étonné, surpris regardait cet inconnu de ses grands yeux interrogateurs. Il ne souriait pas.
D’une voix plaintive, lorsque Duncan l’eut reposé à terre, il se contenta de balbutier :
— Maman !
Mais Nini Guinon, qui jusqu’alors était demeurée impassible, s’empressait auprès du petit garçon :
— Sois gentil, lui dit-elle.
Le trio abandonna les allées ombrageuses de l’allée cavalière, s’engagea sur le chemin qui borde les immenses pelouses de Hyde Park.
Le ciel peu à peu se dégageait, le brouillard allait se dissiper.
Tandis que l’enfant donnait une main à sa mère, il tendait instinctivement l’autre à lord Duncan.
Celui-ci accédant au désir du bébé éprouvait une singulière émotion, une joie tout à fait paternelle à sentir sur ses doigts aristocratiques, la douce moiteur de cette main potelée.
Un sentiment moins digne, mais très naturel, germait cependant dans l’esprit de lord Duncan : les promeneurs devenaient de plus en plus nombreux et le jeune membre du Parlement se demandait avec anxiété si, dans les passants qu’il croisait, il n’allait pas se trouver bientôt quelqu’un connu de lui ou, pis encore, quelqu’un qui le connaissait.
Hyde Park, entre onze heures et midi en était le lieu de réunion.
C’était une maladresse évidente qu’avait fait le riche seigneur d’y donner rendez-vous à sa femme.
Nini Guinon, cependant, avait pris une attitude humble et soumise pour solliciter son mari :
— Vous voyez, disait-elle, j’ai obéi… aussi n’essayez plus de me reprendre mon enfant…, vous réussirez toujours mieux avec moi en me traitant par la douceur que par la menace…
— Ah, Nini, s’écria lord Duncan, si seulement vous aviez voulu être autrement…
La jeune femme avait interrompu son mari, fronçant les sourcils, elle avait déclaré :
— Allons donc ! nous ne sommes pas bâtis l’un pour l’autre… tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vouloir me voler mon fils…
C’était le problème, justement. Séparer l’enfant du milieu de Nini, ne pas révéler aux curieux le mariage qu’il avait fait. Et, immédiatement, brusquer les adieux.
Au reste, ce n’est pas à cela que songeait le noble jeune lord en reprenant place dans son automobile. À vrai dire, pour un peu, Duncan se serait traité de misérable. Oui, il se faisait horreur.
Il n’était pas ému. Il avait vu son fils et il était resté de glace. Il y a les gestes qu’on se doit de montrer. Mais la voix du sang ?
Eh bien, lord Duncan ne l’avait pas entendue.
Duncan était resté fermé aux appels qu’elle avait pu formuler… Et cela lui paraissait si affreux, si indigne de l’honnête homme qu’il était, que c’est à peine s’il osait le reconnaître tout bas.
Cependant que lord Duncan s’éloignait et traversait une pelouse pour regagner la grille du Park, Nini Guinon, songeuse et courroucée, était restée dans l’allée sablée à considérer son mari.
— Le mufle, grommelait-elle, dire qu’il ne m’a même pas donné d’argent pour renouveler la pelure du salé…
Mais une mauvaise pensée illuminait sa jolie figure :
— Par exemple, cela a rudement collé, l’histoire du môme, l’excellent père n’y a vu que du feu…
— Allons, dit la pierreuse en tirant le petit Jack par le bras, foutons le camp d’ici…
Mais elle venait d’apercevoir à un carrefour un groupe de musiciens qui s’installaient pour jouer. Curieuse et badaude, comme une Parisienne qu’elle était, Nini Guinon se mêla à la foule, la bouche ouverte, les yeux écarquillés. C’était une fanfare tout à fait réjouissante d’aspect composée au moins de vingt musiciens, tous armés de trombones et de flûtes. Plus un grand gaillard maigre, portant assujetti à son ventre absent, une gigantesque grosse caisse surmontée de cymbales.
Tous ces musiciens étaient revêtus d’un uniforme sombre, coiffés d’une casquette bordée de gros galon rouge…
Autour d’eux papillonnait une nuée de femmes accoutrées en cyclistes, d’ailleurs vieilles et laides, qui distribuaient des prospectus, prenaient à partie les auditeurs.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ? se demandait Nini.
Mais ce n’était pas en vain qu’elle habitait Londres depuis un an et la jolie Française reconnut soudain la bannière qui se déployait au vent :
— Parbleu, murmura-t-elle, c’est l’Armée du Salut… chic alors, on va rigoler….
Nini avait déjà vu quelques-unes de ces cérémonies en plein vent au cours desquelles, après avoir chanté des psaumes, les plus néophytes des salutistes, les derniers enrôlés dans l’armée religieuse, montent sur un banc, un escabeau, voir même une échelle, pour faire au public à grand renfort de gestes et d’imprécations, le récit de leur conversion.
Nini Guinon se glissait déjà au premier rang de la foule, lorsqu’une des salutistes qui venait de lui tendre un papier que Nini refusait d’ailleurs, redoutant d’avoir à payer quelque chose, s’arrêta brusquement et s’inclina vers le petit Jack…
La salutiste considérait l’enfant avec une insistance si singulière que Nini Guinon, toujours sur ses gardes, en fut alarmée.
Soudain, l’épouse de lord Duncan se sentit devenir livide. Il lui semblait que la distributrice de prospectus venait de murmurer, de façon presque imperceptible d’ailleurs, un nom, un prénom et ce prénom, c’était… Daniel.