French, sentant la victoire proche, la victoire décisive, s’affolait :
Décider cette femme à revenir en Angleterre… Le pourrait-il ?…
En somme, French s’en rendait parfaitement compte, il n’avait aucun argument pour forcer M meGarrick à le suivre…
Et, de moins en moins, French pensait pouvoir compter sur l’appui de Juve…
Le détective, toujours embusqué dans le fourré, réfléchit de longues minutes, surveillant M meGarrick qui, évidemment, loin de se douter de sa présence, tranquillement humait l’air pur de la matinée…
Clac… clac…
French venait d’avoir une inspiration subite ! Tirant son appareil photographique, il avait pris deux instantanés de M meGarrick, et il songeait :
— Qu’elle vienne ou qu’elle ne vienne pas, j’aurai toujours ainsi une preuve de son existence…
Mais il fallait qu’elle vienne…
Et, sortant du fourré, se démasquant, French s’avança, appelant :
— Madame Garrick, madame Garrick.
D’un haut-le-corps, la jeune femme qui rêvait à sa fenêtre s’était redressée.
Qui donc dans cette campagne reculée, pouvait l’appeler de ce nom ?
Qui ? cet homme ….
La malheureuse jeune femme, soudain pâlie, fixait maintenant le policier d’un air hagard, elle articula d’une voix tremblante :
— Qui demandez-vous, monsieur ?
Mais French affecta de ne rien comprendre à ce désaveu implicite. Il insista :
— Madame Garrick, j’ai trois petits mots à vous dire… voulez-vous m’accorder la faveur d’un entretien ?
Même jeu :
— Vous demandez, monsieur ?
Et French, toujours très froid, affirma :
— Madame Garrick, je vous en prie nous n’avons pas une minute à perdre. J’ai besoin de vous parler…, il faut que vous me receviez… vous m’entendez bien, madame ? il le faut…
Et French pesait de telle façon sur ce mot « il faut », que, de plus en plus pâle, M meGarrick, s’inclinant, finit par répondre :
— C’est bien, monsieur, veuillez m’attendre une seconde. Je descends vous ouvrir…
***
Tandis que French, renseigné par Juve, arrivait à rencontrer l’énigmatique épouse du docteur Garrick, d’autres événements se précipitaient, qui avaient bien leur importance.
À neuf heures, Bobinette était sortie de la maison pour se rendre au village.
Or, comme la jeune femme débouchait d’un petit sentier formant raccourci, en plein champ, elle n’avait pas été peu surprise de s’entendre héler :
— Mademoiselle Bobinette ?…
Bobinette en se retournant aperçut un vieux mendiant qui de loin lui faisait des signes amicaux, tout en l’appelant encore :
— Mademoiselle Bobinette ?…
Mais soudain, comme ce vieillard à barbe blanche arrivait près d’elle, Bobinette joignit les mains, effrayée :
— Vous ?…
— Mais oui, moi, Bobinette… vous allez bien ?
Bobinette, toujours immobile :
— Vous ici ?…
— Cela vous étonne donc bien ?
Bobinette était terrifiée, en effet.
— Que voulez-vous ? questionna-t-elle nerveusement, que faites-vous ici ?… Monsieur Juve… monsieur Juve, j’ai peur, j’ai peur…
Juve, car c’était en effet Juve, qui, tirant de ses poches tout un arsenal qui ne le quittait jamais, avait, en quelques minutes, après le départ de French, réussi à se donner l’aspect d’un vieux mendiant, Juve souriait :
— Peur ? fit-il, et pourquoi donc ? Vous êtes folle, ma pauvre enfant… Et d’ailleurs je ne comprends pas que vous soyez si surprise de me voir ici alors que lady Beltham est à deux pas…
— Lady Beltham… quoi… vous savez ?…
— Mais bien sûr !…
Et forçant la jeune femme à s’asseoir à côté de lui, Juve en quelques mots la mit au courant de la façon dont il avait retrouvé, par de savantes recherches, la piste de lady Beltham.
— Ma chère Bobinette concluait-il, en ce moment, pendant que nous causons, French est en train de décider lady Beltham, devenue M meGarrick, à retourner en Angleterre… À coup sûr, lady Beltham va accepter car je suis persuadé qu’elle devinera que c’est moi, moi Juve, qui lui ai envoyé French… Mais à coup sûr aussi lady Beltham, tant qu’elle ne sera pas à bord du bateau, c’est-à-dire en territoire anglais, sous le coup d’une arrestation de French, tentera de s’enfuir… Il ne le faut pas, Bobinette, il faut qu’elle aille en Angleterre… Et voici comment nous allons y arriver… Bobinette vous allez vous arranger pour l’accompagner jusqu’à Dieppe… Vous êtes devenue son amie. Elle sera persuadée que vous l’aiderez à fuir. En fait vous l’en empêcherez, et…
Bobinette secoua la tête :
— Monsieur Juve, je ne peux pas accepter le rôle que vous voulez me confier… Je ne peux pas trahir lady Beltham, qui est devenue mon amie.
Juve haussa les épaules doucement :
— Je vous promets, Bobinette, qu’il n’arrivera rien de fâcheux à lady Beltham… rien… et il s’agit de mettre Fantômas hors d’état de nuire… Ce n’est pas une trahison que je vous demande, c’est tout simplement de faire votre devoir…
Et le policier ajouta :
— Vous allez retourner immédiatement chez vous… vous allez partir avec lady Beltham jusqu’à Dieppe… vous m’entendez, Bobinette ?… vous empêcherez sa fuite et ce soir, à Dieppe, vous me retrouverez, après le départ du paquebot. Là, je vous expliquerai bien des choses que vous ne pouvez pas comprendre…
Bobinette, courbant la tête, reprit le chemin de la maisonnette.
***
— Vrai, monsieur, j’crois qu’ils vont danser… c’est que ça vente ce soir…
— Oui… fichu temps…
— Comme vous dites, monsieur. Du plein nord-ouest… et la lame est courte… ah ! ils ne sont pas nombreux à bord…
— Ce n’est pourtant pas la saison des traversées, non plus.
— Sûr, monsieur, et puis devant le temps, il y a bien des voyageurs qui restent à Dieppe…
— Peuh, vous croyez ?
— Sans doute !.. Et tenez, même, monsieur, regardez : voilà que ça se « retourne » déjà, dans le port… ah là là… voyez-vous cette grande dame, à l’arrière ?…
— Oui.
— Elle est toute blanche…
— En effet…
— C’est une dame qui ne doit pas aimer la mer…
— C’est bien probable…
— Moi, si j’étais riche, monsieur, et que ça me fasse si peur, je ne passerais pas par ici, bien sûr…
— Au revoir, mon brave homme… je vous demande pardon… mais voici quelqu’un que j’attendais…
Juve, car c’était Juve qui depuis quelques minutes causait avec un douanier sur le port de Dieppe, à quelque distance de l’embarcadère des bateaux faisant le service d’Angleterre, s’éloigna brusquement :
En fait il n’avait vu personne, mais on venait soudainement d’allumer, pour aider au service des hommes chargés d’embarquer à bord les malles des voyageurs, de grands projecteurs électriques, et le policier ne tenait pas autrement à rester en pleine lumière…
— Satanée lumière, se dit Juve… pourvu qu’elle ne m’ait pas aperçu !…
Elle, c’était lady Beltham.
Depuis le matin, il filait French, Bobinette et la fausse M meGarrick.
Maintenant, il surveillait le départ définitif pour la côte anglaise de French et de lady Beltham. Bobinette, appuyée à l’une des grosses chaînes qui barrent le quai, échangeait des signaux d’adieu avec M meGarrick…
Juve en cette minute se sentait de plus en plus nerveux. N’allait-il rien surgir qui déjouerait ses plans ? Lady Beltham – M meGarrick – était-elle définitivement « partie » pour l’Angleterre ?
Garrick, Tom Bob, Fantômas, serait-il innocenté par son arrivée ?… Oui…
Voici qu’on larguait les amarres, voici que, majestueux, le paquebot s’éloignait lentement du quai, franchissait la passe, gagnait la mer ouverte…
Juve, d’abord, se frottait les mains, satisfait, lorsque soudain quittant le coin d’ombre où il s’était rencogné, il se précipitait vers la jetée :
— Je suis fou. je suis fou, se répéta-t-il, ce voyou ?… il m’a semblé ?…
Mais le bateau gagnait de vitesse.